| Luis de Gongora y Argote est un poète espagnol né à Cordoue le 11 juillet 1561, mort à Cordoue le 24 mai 1627. Dès l'âge de quinze ans, il fut envoyé par son père à l'université de Salamanque afin d'étudier le droit. C'est à cette époque qu'il composa la plupart de ses letrillas et de ses romances satiriques. Il n'en négligeait pas pour cela la jurisprudence, bien qu'il y ait renoncé plus tard pour se consacrer entièrement à la littérature. Gongora se fit connaître de bonne heure. Il n'avait que vingt-trois ans quand déjà Cervantes en parle avec éloge, dans la Galatea, parue en 1584. Il y est qualifié «- génie sans pareil ». Cervantes déclare que ses vers « réjouissent et enrichissent le monde entier ». Si cette admiration semble exagérée, il faut songer qu'elle ne s'adressait qu'aux premières poésies de l'auteur, dont beaucoup comptent encore parmi les chefs-d'oeuvre du Parnasse castillan. Cependant, cette gloire précoce n'enrichissait pas Gongora. Il revint à Cordoue, dans un état voisin de la pauvreté et continua d'écrire. Ces vers que lisait toute l'Espagne lui rapportaient fort peu d'argent. Espérant trouver une situation assurée pour la vieillesse, il entra dans l'Église, vers quarante-cinq ans, obtint une maigre prébende à la cathédrale de Cordoue, abandonna cette ville, alla s'établir à Valladolid, où résidait la cour, et finit par être nommé chapelain du roi Philippe III, grâce au duc de Lerma et au marquis de Siete-Iglesias. Cette place, assez peu rétribuée, et qu'il avait sollicitée pendant onze années, ne réussit pas à le tirer de la gêne. Il la supportait dignement d'ailleurs et ne cherchait pas à la cacher, comme le prouve l'admirable romance burlesque : Recibi vuestro billete, Dama de los ojos negros... Le poète y fait un plaisant inventaire de son modeste mobilier et des avantages qu'il doit à la pauvreté. Au moment où le comte-duc d'Olivarès allait enfin s'occuper de lui, Gongora, atteint d'une maladie cérébrale qui le privait de la mémoire, tout en lui laissant les autres facultés intactes, dut abandonner Valladolid et revenir tristement à Cordoue. Il y mourut peu de temps après son retour. C'est dans le genre lyrique qu'excelle Gongora. Une ode à l'Armada, pleine d'un patriotisme farouche et d'une foi toute espagnole, contient des vers éclatants, encore qu'un peu tendus. Herrera n'avait pas fait mieux. Une autre ode sur Saint Hermenegild que venait de canoniser le pape Sixte-Quint, n'est pas inférieure à la précédente. Ce qui vaut mieux que cette poésie forte, mais froide, ce sont les sonnets, les chansons d'amour et les romances moresques. (Ces romances, oeuvres toutes littéraires, n'ont d'autre rapport que le nom avec les anciennes ballades du Moyen âge.) En ce genre artificiel, dont la prétention était de peindre les musulmans de Grenade, leur luxe, leurs fêtes chevaleresques et leur galanterie, Gongora surpasse tous les contemporains. A défaut de sentiments bien profonds, le style étincelle de métaphores ingénieuses; l'étoffe, d'ordinaire assez mince, disparaît sous la richesse des broderies. Le vers est toujours sonore, très net, souvent d'une facture achevée. Rien même de plus classique dans la forme que la jolie romance Servia en Oran al rey... et celle qui lui fait suite. Une autre, sur un Espagnol captif du corsaire Dragut, est excellente, en dépit de quelques traits de mauvais goût. Les lettrillas que composa Gongora, à l'imitation de la poésie populaire, sont remplies de grâce et de simplicité; telles celles de la jeune fille abandonnée qui se plaint à sa mère, et la journée du petit garçon : Hermana Marica, Mañana, que es fiesta, etc. Quant aux romances burlesques ou satiriques, le comique en est un peu forcé, laborieux même, comme celui de Quevedo. Le poète est mordant, sans jamais faire rire. Malheureusement pour sa gloire, l'imagination tourmentée de Gongora l'entraîna plus tard hors du bon sens, vers un genre extravagant, une poésie obscure et bouffie, dans laquelle les métaphores accumulées rendent la pensée presque inintelligible. Maints passages des meilleures romances (celle d'Angélique et de Médor, entre autres) annoncent de loin les excès de la seconde manière. C'est dans ce style bizarre, nommé estilo culto ou culteranismo (cultisme), que Gongora écrivit ses deux poèmes mythologiques : El Polifemo et la Fabula de Piramo y Tisbe; un recueil lyrique, Las Soledades, et Panegirico al duque de Lerma, et de nombreux sonnets, hérissés de pointes et boursouflés d'hyperboles; de plus, trois comédies : Las Firmezas de Isabela, El Doctor Carlino et La Comedia venatoria. Les deux dernières, qui sont purement symboliques, n'ont pas été terminées et forment la partie la plus faible de l'oeuvre de Gongora. - Le Gongorisme Le gongorisme, appelé aussi cultisme, cultorisme ou cultéranisme, désigne l'affectation particulière de pensée et de style dont les poètes espagnols du commencement et du milieu du XVIIe siècle chargèrent leurs ouvrages à l'imitation de Gongora y Argote, leur maître, le propagateur plus que l'inventeur du cultisme dont il avait trouvé les premiers modèles dans Sotomayor qui, lui-même, avait pris ses modèles chez les concettistes italiens. Le mot (estilo culto), sinon la chose, appartient cependant en propre à Gongora. Le style culto ou cultivé, poli, brillant, fut le pendant espagnol du parler précieux français, du marinisme italien et de l'euphuisme anglais. Le gongorisme ne laissa pas que d'agir sur la littérature française (et comme l'avait fait le marinisme) à la suite du mariage de Louis XIII avec Anne d'Autriche. Gongorisme, marinisme, euphuisme, préciosité, ne sont d'ailleurs que les noms différents d'une même maladie alors régnante la maladie du bel esprit, de la manière et de l'obscurité appliqués à l'expression d'une galanterie toute en surface et la plus fade du monde. Cependant, on pourrait dire que le gongorisme garde jusque dans l'extrême subtilité quelque chose de la « grandiloquence » de tour et de ton, et qu'on ne trouverait que là et chez ceux de les précieux qui ont subi, comme Balzac, l'influence de l'Espagne. Balthazar Gracian, jésuite et poète de l'école de Gongora, dont il porta l'affectation aux dernières limites qu'elle put atteindre, a donné dans son Art de penser et d'écrire avec esprit la théorie du cultisme. Il convient d'en détacher le passage suivant, qui est un enseignement de toutes les manières : « Veillez, dit Gracian, à ce que les propositions décorent votre style, qu'il s'avive de. leurs difficultés mêmes, que son obscurité pique l'intérêt, qu'il s'élève par les hyperboles, que les gradations lui donnent de la profondeur, les allusions du mystère, les images de la finesse, l'ironie du sel, l'indignation du fiel, les sentences de la gravité et qu'à tout cela se joigne cette justesse prudente qui est l'assaisonnement du discours. » Gongora ne pensait pas autrement, s'il s'exprimait avec un peu moins d'extravagance : « C'est pauvreté d'esprit que le naturel, disait-il, c'est minutie que la pureté, c'est négligence que la clarté. » Pour lui, les bergères étaient des « roses habillées », les oiseaux des « cloches de duvet sonore », les insectes des « guitares volantes »; il disait d'une jeune femme que « de ses deux soleils elle pourrait incendier la Norvège et de ses deux mains blanchir l'Ethiopie ». Il faut distinguer les cultistes ou gongoristes des conceptistes qui florissaient à la même époque et dont le chef, Alonzo de Ladesma, précéda même Gongora dans l'emploi des allégories incohérentes et du parler raffiné. Cultisme et conceptisme, d'ailleurs tout aussi obscurs l'un que l'autre, eurent une vogue inouïe en Espagne, et, comme la préciosité affecta en France jusqu'aux écrivains que gardait le mieux leur tempérament poétique (tels Malherbe et Corneille), il n'est pas qu'en Espagne Lope de Vega, Calderon et Quevedo lui-même qui n'aient été atteints de cultisme et de conceptisme, encore bien qu'ils s'en moquassent publiquement. Le dernier de ces écrivains, Quevedo, écrivit même plusieurs parodies du cultisme, dont la meilleure est : Catéchisme de vocables pour apprendre à devenir culto et à comprendre les cultistes. Les principaux cultistes furent, avec Gongora et à son imitation, le comte de Villamarina et Paravicino, prédicateur de Philippe III, lequel introduisit le cultisme dans l'éloquence de la chaire. (Ch. Le Goffic). | Pour éclairer tant d'obscurités, il fallait un commentaire. José Pellicer s'en chargea le premier; il ouvrit la marche avec les Lecciones solemnes a las obras de D. Luis de Gongora (Madrid, 1630, in-4). Pellicer avait reçu les explications du maître sur les passages difficiles. A sa suite vint Cristobal de Salazar Mardones, auteur d'une Ilustracion y defensa de la fabula de Piramo y Tisbe (Madrid, 1636, in-4). Enfin, Garcia de Salcedo Coronel, encore plus complet que les autres, annota longuement une partie des oeuvres du poète; son commentaire est en trois volumes et mit dix ans à paraître (Madrid, 1636-46). La première édition de Gongora date de 1632; suivirent celles de Madrid (1654) et de Bruxelles (1659). Beaucoup de ses meilleurs vers avaient déjà été imprimés de son vivant, dans un recueil poétique d'Espinosa, publié en 1605. Cependant, le culteranismo ne triompha pas sans difficulté. Lope de Vega combattit d'abord le poète cordouan, entre autres dans un sonnet où il représente Boscan et Garcilaso de la Vega arrivant à la porte d'une hôtellerie; incapables d'entendre le langage alambiqué de la servante et du valet, ils s'imaginent être encore en Biscaye et s'éloignent. Malgré ces critiques, il rend hommage à Gongora. Plus tard, entraîné par l'engouement national et toujours trop soucieux de suivre a mode, Lope finit par l'imiter, dans sa Circé et dans plusieurs de ses drames. Tous plièrent, ou la plupart, du burlesque Quevedo au classique Jauregui, lequel traduisit en octaves gongoriques la Pharsale de Lucain. (Il est vrai d'ajouter à sa décharge que l'original y prêtait quelque peu.) Si le grand Calderon devait parfois tomber dans le cultisme, Cervantes ne se rendit jamais et railla avec esprit la nouvelle école (D. Quijote, P. II, cap. XVIII). On a prétendu faussement que la romance Castillo de San Cervantes était une réponse de Gongora à l'auteur de Don Quichotte. L'Église même ne put échapper à l'influence du poète; un de ses admirateurs, Fray Hortensio Paravicino, théologien célèbre, se mit à prêcher en style précieux pour la grande édification des fidèles. Puis vint l'excès du mépris. Si l'on avait jadis trop imité et trop vanté Gongora, au XVIIIe siècle, l'insipide Luzan et derrière lui tous les « restaurateurs du bon goût », épris d'un faux classicisme, le bafouèrent sans pitié, lui refusant tout mérite. Vicente Garcia de La Huerta, le dernier disciple du cultisme, fut accablé sous les railleries, et la gloire de Gongora eut le sort de celle de Ronsard. Depuis lors, une critique plus intelligente et plus équitable a rendu justice à Gongora, mais sans le remettre au rang où l'avaient placé les contemporains. En dépit des égarements et des chutes, l'auteur des Soledades n'en est pas moins un des plus illustres poètes de l'Espagne. Son nom reste debout et parmi les plus grands. (L. Dollfus). | |