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Le coup d'Etat du 2 décembre 1851
Les prémices du Deux-Décembre
Aperçu Les prémices Le coup d'Etat à Paris La résistance en province
Le coup d'État du Deux-Décembre fut la conséquence d'une situation très difficile à laquelle ni la constitution ni les passions des partis politiques ne permettaient de donner une solution pacifique. La constitution avait juxtaposé deux pouvoirs souverains, l'Assemblée nationale et le président de la République, également issus du suffrage universel. L'assemblée avait théoriquement toute la souveraineté et le chef du pouvoir exécutif devait lui être subordonné; mais, en fait, ce dernier avait toute la puissance matérielle, les députés n'ayant que la force morale qui résultait du texte de la constitution, sans moyen de la faire prévaloir. Leur seule garantie était dans ce texte, en particulier dans le serment de fidélité à la République et à la constitution, imposé au président par l'article 48 et dans l'article 68 que nous reproduisons intégralement, car il fut constamment cité au cours des luttes dont il sera parlé ci-dessous.
« Le président de la République, les ministres, les agents et dépositaires de l'autorité publique sont responsables, chacun en ce qui le concerne, de tous les actes du gouvernement et de l'administration. 

Toute mesure par laquelle le président de la République dissout l'Assemblée nationale, la proroge ou met obstacle à l'exercice de son mandat, est un crime de haute trahison. 

Par ce seul fait, le président est déchu de ses fonctions; les citoyens sont tenus de lui refuser obéissance; le pouvoir exécutif passe de plein droit à l'Assemblée nationale; les juges de la haute cour de justice se réunissent immédiatement à peine de forfaiture; ils convoquent les jurés dans le lieu qu'ils désignent pour procéder au jugement du président et de ses complices; ils nomment eux-mêmes des magistrats chargés de remplir les fonctions de ministère public. Une loi déterminera les autres cas de responsabilité, ainsi que les formes et les conditions de la poursuite. » 

Ce texte est d'une précision irréprochable, mais c'est une faible défense qu'un article de loi et un serment contre l'ambition d'un Napoléon. Les scrupules ne l'arrêtaient guère et il ne recula pas devant un crime pour fonder son empire.

L'Assemblée nationale était d'autant plus désarmée vis-à-vis d'un tel adversaire qu'elle était irrémédiablement divisée. Aux élections de mai 1849, les démocrates qui avaient organisé la République succombèrent; les réactionnaires de toute nuance obtinrent au Parlement une forte majorité. Le président marcha d'accord avec eux dans la voie de la réaction et les fonctionnaires républicains furent pourchassés avec acharnement, destitués ou disgraciés; on privait ainsi le régime légal de ses défenseurs. Les succès électoraux des républicains décidèrent les conservateurs de l'Assemblée à voter, d'accord avec le président Louis-Napoléon, la loi du 31 mai 1850 qui privait de leurs droits politiques trois millions d'électeurs. Cette loi était évidemment contraire à la constitution qui garantissait le droit de suffrage sans restriction à tout citoyen français âgé de vingt et un ans et jouissant de ses droits civils et politiques. 

« Cette violation évidente de la constitution dans l'une de ses dispositions fondamentales transformait radicalement la situation. Elle introduisait dans le pays un élément de perturbation profonde, remettait tout en question et provoquait la guerre civile à échéance fixe. Les républicains, en effet, contre lesquels était dirigé ce coup d'Etat parlementaire, laissèrent passer sans résistance matérielle la loi du 31 mai. Mais ils ne dissimulèrent pas que si le suffrage universel n'était pas rétabli avant les élections générales de mai 1852, ils se considéraient comme autorisés à revendiquer le droit écrit dans la constitution, les armes à la main s'il le fallait. Dès lors alla grandissant chaque jour au sein de cette foule honnête, timide, satisfaite, passionnée pour la tranquillité qui compose les trois quarts des classes moyennes de la France, ce mal dont les contemporains n'ont pas oublié la prodigieuse intensité, la peur de 1852. Il est incontestable qu'une multitude de braves gens, perdant tout sang-froid, affolés par les déclamations furibondes de la presse réactionnaire, crurent, de très bonne foi, à l'imminence d'un affreux cataclysme social, à la présence au milieu d'eux d'une horde de barbares prêts à se ruer sur leurs familles et leurs propriétés. Il est non moins incontestable que ces épouvantés étaient prêts à acclamer comme un sauveur quiconque les délivrerait du « spectre  rouge», de la presse libre, de la tribune, qui avaient causé tout le mal, et écarterait, à quelque prix que ce fût, cette affreuse échéance de 1852. » (E. Ténot)
Dans toute la France, les républicains se préparèrent à la lutte pour laquelle ils avaient donné rendez-vous à leurs adversaires. Des sociétés s'organisèrent dans la plupart des départements, sociétés secrètes très actives et influentes, comme celle des Montagnards dans la vallée du Rhône. La rupture était donc définitive entre les démocrates et ceux qui s'in. titulaient « parti de l'ordre ».

Mais voici que dans le parti conservateur se produisit la scission annoncée par le message du 31 octobre 1849, réalisée par le voyage du président de la République et la revue de Satory (10 octobre 1850), entre la majorité de l'Assemblée nationale et le prince Louis-Napoléon. Après quelques atermoiements, la guerre éclata au mois de janvier 1851. Le général Changarnier, commandant en chef de l'armée de Paris, à qui l'Assemblée venait de témoigner sa confiance, fut destitué. Thiers dit alors : « L'Empire est fait »; le principal obstacle au coup d'Etat, le défenseur attitré du Parlement venait de disparaître. L'Assemblée refusa au président de la République une allocation supplémentaire de 11, 800,000 F. Le président était tellement endetté et gêné par ses dépenses bien supérieures à son traitement, que ce refus dut contribuer pour beaucoup à sa résolution d'améliorer sa situation par un coup de force.

Cette idée était d'autant plus naturelle que la constitution interdisait la réélection du président avant un intervalle de quatre années; ses pouvoirs expireraient à la fin de 1851 et à ce moment on serait débarrassé de lui. La situation était très nette et l'échéance de 1852 décisive pour les trois partis en présence. Les républicains qui gagnaient du terrain dans le pays étaient résolus à rétablir le suffrage universel à tout prix, comptant avoir ainsi la majorité dans l'Assemblée; les conservateurs comptaient que le suffrage épuré leur maintiendrait la majorité et qu'à l'expiration des pouvoirs du prince Louis-Napoléon ils seraient délivrés de lui; enfin celui-ci était résolu à se maintenir au pouvoir par n'importe quel moyen, et, si l'issue légale lui était fermée, par un coup d'Etat.

Cependant le moment n'était pas venu; l'état-major général de l'armée, les généraux surtout, était loin d'être dévoué au prince. Il fallait faire des généraux. Une sorte d'enquête personnelle fut conduite par le commandant Fleury qui sonda les officiers généraux et fit auprès d'eux une active propagande. L'expédition de Kabylie mit en relief le général de Saint-Arnaud et permit d'avancer les plus dévoués et de les placer au poste où ils pouvaient être utiles, Espinasse, Marulaz, Rochefort, Féray, d'Allonville, Gardarens de Boisse, Canrobert, Herbillon, Dulac, Forey, etc.

L'année 1851 vit se produire une tentative de solution pacifique; on proposa de réviser la constitution; les monarchistes voulaient revenir à l'Ancien régime, les amis du président voulaient prolonger ses pouvoirs; mais les républicains ne pouvaient accepter une révision accomplie par une Assemblée que nommeraient seuls les électeurs privilégiés de la loi du 31 mai; ils la firent échouer. La situation restait donc la même; le président acculé par son ambition et par ses dettes à un coup d'Etat; une Assemblée divisée; les républicains refusant d'accepter une loi inconstitutionnelle. Les conservateurs étaient affaiblis dans le pays; les républicains et les socialistes en progrès rapide; le prince Louis-Napoléon en possession de la faveur populaire, grâce au prestige de son nom, maître de l'armée, espoir d'une bourgeoisie terrifiée par la crainte de 1852. La situation était révolutionnaire depuis la loi du 31 mai. Les conservateurs avaient pour eux la légalité apparente les républicains l'esprit de la constitution; ils ne songeaient pas à devancer l'échéance et à tenter un coup d'Etat ou une insurrection. Au contraire, le président n'avait d'espoir que dans la force. Seulement la plupart de ses adversaires ne croyaient pas un coup d'Etat possible. Ils jugeaient mal de l'opinion publique et plus mal encore des sentiments de l'armée. 

Ce qui dut accroître leur confiance, c'est que le président de la République ne fit rien pendant les vacances de l'Assemblée. Le projet préparé à ce moment par le préfet de police Carlier fut rejeté et le préfet dut se retirer; il était hostile au rétablissement du suffrage universel. De plus, deux des principaux conseillers de l'Elysée, Saint-Arnaud et Magnan, conseillèrent d'attendre. Un des obstacles principaux vint de la vigilance du général Bedeau, président de la commission permanente; il était sûr de la garde de l'Assemblée, avait tout préparé pour la résistance, projets de décrets revêtus du sceau de la présidence de l'Assemblée et nommant de nouveaux chefs militaires.

L'ajournement du projet de coup d'Etat, qui rassurait les députés, fat utilisé pour compléter les préparatifs; le nouveau cabinet formé le 27 octobre fut composé d'hommes dévoués à Louis-Napoléon; le général de Saint-Arnaud eut le ministère de la guerre; Maupas, préfet de la Haute-Garonne, devint préfet de police. Enfin dès la réouverture de la session parlementaire le 4 novembre 1851, le président prit position devant l'opinion en demandant le rétablissement du suffrage universel et l'abrogation de la loi du 31 mai. On dissipait ainsi la terreur de 1852, et cet acte semblait assurer la bonne foi du président; la droite, instruite des projets de coup d'Etat, ne se fit pas les illusions de la gauche, mais elle eut la folie de rejeter la proposition de retour au suffrage universel; en même temps elle faisait déposer la proposition des questeurs qui chargeait le président de l'Assemblée nationale de veiller à sa sûreté, et lui donnait le droit de réquisition directe sur tous les officiers, commandants et fonctionnaires; avec des généraux comme Changarnier, Bedeau et Lamoricière on eût rendu tout coup d'Etat impossible. Il devenait urgent pour le prince Louis-Napoléon de se décider et d'agir. Tout porte à croire que si la proposition des questeurs eût été adoptée, la lutte eût été écartée sur-le-champ. La gauche, qui craignait de donner des armes à une conspiration royaliste, la fit rejeter le 17 novembre. On a beaucoup discuté ensuite à ce sujet : l'issue de la lutte eût été douteuse, car, après le maintien de la loi du 31 mai, il n'y avait pas à compter sur le peuple pour la défense de l'Assemblée; mais celle-ci, sur ses gardes, avec l'appui des généraux les plus illustres de l'époque, aurait peut-être conservé l'obéissance d'une fraction des troupes et fait échouer l'attentat. Les bonapartistes ont prétendu que les chefs de la droite complotaient de déposer, le président de la République, et que celui-ci n'a fait ensuite que se défendre contre une conspiration qui le visait. Rien ne légitime cette manière de voir qui est aussi opposée à la réalité des faits qu'à l'intérêt des conservateurs, lesquels n'avaient qu'à attendre l'expiration légale du mandat présidentiel. On se préparait d'ailleurs à une solution légale de la crise par des concessions réciproques : la droite eût probablement cédé sur la question du suffrage universel, la gauche sur celle de la révision, lorsque éclata le coup d'Etat, au moment où beaucoup avaient cessé d'y croire. La date fut fixée au 2 décembre, anniversaire de la fondation du Premier Empire et de la bataille d'Austerlitz.

Les préparatifs avaient été successivement terminés après la constitution du ministère du 27 octobre. La proposition des questeurs avait donné au président un prétexte pour se dire menacé, tandis que le maintien de la loi du 31 mai lui permettait de se poser en défenseur du suffrage universel. A plusieurs reprises le président avait harangué les troupes et leur avait déclaré qu'il comptait sur elles pour la défense de son droit. Une réunion de vingt et un généraux avait promis son concours éventuel; c'étaient Magnan, Cornemuse, Hubert, Sallenare, Carrelet, Renault, Levasseur, de Cotte, Bourgon, Canrobert, Dulac, Sauboul, Forey, Rippert, Herbillon, Marulaz, de Courtigis, Korte, Tartas, d'Allonville et Reybell. On n'était pas moins assuré du concours de la police dont les agents supérieurs avaient été triés avec soin. La garde nationale était désorganisée; on provoqua la démission de son commandant en chef, le général Perrot, qui fut remplacé le 30 novembre par le général Lawoestine; un individu, nommé Vieyra, avait été mis à la tête de l'état-major. Toutes les forces militaires de Paris étaient ainsi complices du coup d'Etat ou neutralisées. Il est remarquable que le coup d'Etat du 2 décembre fut accompli par le simple concours des forces matérielles, sans intervention d'autre pouvoir légal que le chef de l'exécutif et ses ministres.

Les principaux collaborateurs de Louis-Napoléon étaient tous des hommes relativement obscurs et assez décriés qui n'ont acquis quelque lustre qu'après le succès de leur entreprise : Morny, Fialin (dit de Persigny), Saint-Arnaud, Fleury, Magnan, de Maupas. Morny, frère utérin du futur empereur, était un mondain rompu aux tripotages financiers, séduisant et spirituel, dénué de scrupules et dévoué à la fortune de Louis-Napoléon; c'est lui qui prit à l'heure décisive possession du ministère de l'intérieur; il déploya dans la crise une souriante énergie. Fialin, dit de Persigny, était un ancien sous-officier partisan de la première heure, dès les équipées de Strasbourg et de Bologne, l'agent le plus ancien et le plus actif de l'Empire; il eut certainement une grande part à l'élaboration du coup d'Etat. De même le commandant Fleury, sportif distingué,  dénué de sens moral et fort intelligent, qui mena les négociations avec les chefs de l'armée. Il mit en relations le président avec le général Leroy de Saint-Arnaud dont on fit un ministre de la guerre. Le général Magnan, qui jadis avait été hostile à l'entreprise de Bologne, seconda celle du 2 décembre; mis à la tête de l'armée de Paris, il prépara l'exécutiondu coup; cependant il se réserva le plus possible en demandant à n'être prévenu qu'à l'heure de monter à cheval. De Maupas, préfet de police, n'eut pas de ces timidités dans la conception, mais se montra craintif au moment de la bataille.

Les forces militaires dont disposaient les auteurs du coup d'Etat pour comprimer une insurrection qu'il fallait prévoir étaient très considérables. L'armée de Paris ne  comptait pas moins de soixante mille hommes, auxquels on pouvait adjoindre en quelques heures trente mille hommes des garnisons voisines. Des banquets avaient tour à tour conduit au palais de l'Elysée à la table présidentielle les officiers et les sous-officiers de ces corps. On leur rappelait l'antagonisme traditionnel avec la population de Paris, les invitant à venger leur honneur militaire compromis par la défaite de février 1848. On accentuait par tous les moyens leur esprit militaire, c.-à-d. leur haine pour le civil. Voici quelle était au 2 décembre la composition de cette armée-:

Première division, commandée par lé général Carrelet; généraux de brigade, Cotte de Bourgon, Dulac, Reybell, Canrobert :72e, 28e, 33e, 58e, 27e et 49e régiments d'infanterie de ligne, 15e régiment d'infanterie légère; 9e,10e, 11e batteries du 6e d'artillerie, 5e et 7e compagnies du 1er bataillon du 1er régiment du génie; 5e bataillon de chasseurs à pied, garde républicaine, deux bataillons de gendarmerie mobile, 2e et 7e régiments de lanciers, deux escadrons de guides. 

Deuxième division, commandée par le général Renault; généraux de brigade, Sauboul, Forey, Rippert : 19e, 30e, 37e,14e, 56e, 6e et 42e de ligne; 4e, 7e et 8e batteries de 7e d'artillerie; 1re compagnie du 2e bataillon du 1er du génie; 3e et 6e bataillons de chasseurs à pied. 

Troisième division, commandée par le général Levasseur; généraux de brigade, Herbillon, Marulaz, de Courtigis : 3e, 6e, 44e, 31e, 43e et 51e de ligne; 6e et 19e léger, deux batteries d'artillerie, 9e bataillon de chasseurs à pied. 

Division de grosse cavalerie (réserve), commandée par le général Korte; généraux de brigade, Tartas et d'Allonville : 1er et 2e carabiniers, 6e et 7e cuirassiers, 12e dragon

Au total,dix-huit régiments d'infanterie de ligne; trois régiments d'infanterie légère; quatre bataillons de chasseurs à pied; deux bataillons de garde républicaine et deux bataillons de gendarmerie mobile; quatre compagnies du génie et un de mineurs; deux régiments de lanciers; deux de carabiniers; deux de gendarmerie mobile; dix-neuf bataillons d'artillerie embrigadés.

Après avoir décrit les ressources matérielles employées par les hommes du Deux-Décembre, il nous faut parler des pièces officielles par lesquelles il fut annoncé à la population : ces pièces étaient un décret du président de la République, une proclamation au peuple et une proclamation à l'armée. Nous les reproduisons ici en raison de leur importance.

« Au nom du peuple français,
Le président de la République décrète :
• Article 1er. L'Assemblée nationale est dissoute.
• Art. 2. Le suffrage universel est rétabli. La loi du 31 mai est abrogée.
• Art. 3. Le peuple français est convoqué dans ses comices à partir du 14 décembre jusqu'au 21 décembre suivant.
• Art. 4. L'état de siège est décrété dans l'étendue de la première division militaire. 
• Art 5. Le conseil d'Etat est dissous.
• Art. 6. Le ministre de l'intérieur est chargé de l'exécution du présent décret.
Fait au palais de l'Elysée, le 2 décembre 1851, Louis-Napoléon BONAPARTE. - Le ministre de l'intérieur, DE MORNY. »
Appel au peuple :. 
« Français! la situation actuelle ne peut durer plus longtemps. Chaque jour qui s'écoule aggrave les dangers du pays. L'Assemblée, qui devait être le plus ferme appui de l'ordre, est devenue un foyer de complots; le patriotisme de trois cents de ses membres n'a pu arrêter ses fatales tendances. Au lieu de faire des lois dans l'intérêt général, elle forge des armes pour la guerre civile; elle attente au pouvoir que je tiens directement du peuple; elle encourage toutes les mauvaises passions; elle compromet le repos de la France; je l'ai dissoute, et je rends le peuple entier juge entre elle et moi. La constitution, vous le savez, avait été faite dans le but d'affaiblir d'avance le pouvoir que vous alliez me confier. Six millions de suffrages furent une éclatante protestation contre elle et cependant je l'ai fidèlement observée. Les provocations, les calomnies, les outrages m'ont trouvé impassible. Mais aujourd'hui que le pacte fondamental n'est plus respecté de ceux-là même qui l'invoquent sans cesse, et que les hommes qui ont déjà perdu deux monarchies veulent me lier les mains, afin de renverser la République, mon devoir est de déjouer leurs perfides projets, de maintenir la République et de sauver le pays en invoquant le jugement solennel du seul souverain que je reconnaisse en France, le peuple. Je fais donc un appel loyal à la nation tout entière, et je vous dis : Si vous voulez continuer cet état de malaise qui nous dégrade et compromet notre avenir, choisissez un autre à ma place, car je ne veux plus d'un pouvoir qui est impuissant à faire le bien, me rend responsable d'actes que je ne puis empêcher et m'enchaîne au gouvernail quand je vois le vaisseau courir vers l'abîme. Si, au contraire, vous avez confiance en moi, donnez-moi les moyens d'accomplir la grande mission que je tiens de vous. Cette mission consiste à fermer l'ère des révolutions en satisfaisant les besoins légitimes du peuple et en le protégeant contre les passions subversives. Elle consiste surtout à créer des institutions qui survivent aux hommes, et qui soient enfin des fondations sur lesquelles on puisse asseoir quelque chose de durable.

« Persuadé que l'instabilité du pouvoir, que la prépondérance d'une seule Assemblée sont des causes permanentes de trouble et de discorde, je soumets à vos suffrages les bases fondamentales suivantes d'une constitution que les Assemblées développeront plus tard : 1° un chef responsable nommé pour dix ans ; 2° des ministres dépendant du pouvoir exécutif seul; 3° un conseil d'Etat formé des hommes les plus distingués, préparant les lois et en soutenant la discussion devant le Corps législatif; 4° un Corps législatif discutant et votant les lois, nommé par le suffrage universel, sans scrutin de liste qui fausse l'élection; 5° une seconde assemblée formée de toutes les illustrations du pays, pouvoir pondérateur, gardien du pacte fondamental et des libertés publiques. Ce système, créé par le premier consul au commencement du siècle, a déjà donné à la France le repos et la prospérité; il les lui garantirait encore.

« Telle est ma conviction profonde. Si vous la partagez, déclarez-le par vos suffrages. Si, au contraire, vous préférez un gouvernement sans force, monarchique ou républicain, emprunté à je ne sais quel passé ou à quel avenir chimérique, répondez négativement. Ainsi donc, pour la première fois depuis 4804, vous voterez en connaissance de cause, en sachant bien pour qui et pour quoi. Si je n'obtiens pas la majorité de vos suffrages, alors je provoquerai la réunion d'une nouvelle Assemblée, et je lui remettrai le mandat que j'ai reçu de vous.

« Mais si vous croyez que la cause dont mon nom est le symbole, c.-à-d. la France régénérée par la révolution de 1789 et organisée par l'empereur, est toujours la vôtre, proclamez-le en consacrant les pouvoirs que je vous demande. Alors la France et l'Europe seront préservées de l'anarchie, les obstacles s'aplaniront, les rivalités auront disparu, cartons respecteront, dans l'arrêt du peuple, le décret de la Providence. - Fait au palais de l'Elysée, le 2 décembre 1851, Louis-Napoléon BONAPARTE. »

Proclamation du président de la République à l'armée :
« Soldats! Soyez fiers de votre mission, vous sauverez la patrie, car je compte sur vous, non pour violer les lois, mais pour faire respecter la première loi du pays, la souveraineté nationale, dont je suis le légitime représentant. Depuis longtemps vous soufriez comme moi des obstacles qui s'opposaient et au bien que je voulais vous faire et aux démonstrations de votre sympathie en ma faveur. Ces obstacles sont brisés, l'Assemblée a essayé d'attenter à l'autorité que je tiens de la nation entière; elle a cessé d'exister. Je fais un loyal appel au peuple et à l'armée, et je lui dis : Ou donnez-moi les moyens d'assurer votre prospérité, ou choisissez un autre à ma place. En 1830 comme en 1848, on vous a traités en vaincus, après avoir flétri votre désintéressement héroïque. On a dédaigné de consulter vos sympathies et vos voeux, et cependant vous êtes l'élite de la nation. Aujourd'hui, en ce moment solennel, je veux que l'armée fasse entendre sa voix. Votez donc librement comme citoyens; mais, comme soldats, n'oubliez pas que l'obéissance passive aux ordres du chef du gouvernement est le devoir rigoureux de l'armée, depuis le général jusqu'au soldat. C'est à moi, responsable de mes actions devant le peuple et devant la postérité, de prendre les mesures qui me semblent indispensables pour le bien public. Quant à vous, restez inébranlables dans les règles de la discipline et de l'honneur. Aidez, par votre attitude imposante, le pays à manifester sa volonté dans le calme et la réflexion. Soyez prêts à réprimer toute tentative contre le libre exercice de la souveraineté du peuple. Soldats, je ne vous parle pas de souvenirs que mon nom rappelle. Ils sont gravés dans vos coeurs. Nous sommes unis par des liens indissolubles. Votre histoire est la mienne. Il y a entre nous dans le passé communauté de gloire et de malheurs; il y aura dans l'avenir communauté de sentiments et de résolutions pour le repos et la grandeur de la France. - Fait au palais de l'Elysée, le 2 décembre 1851, Louis-Napoléon BONAPARTE. »
Ces proclamations sont rédigées avec une extrême habileté et elles ont eu sur la réussite du pronunciamento le plus grand effet. L'attitude prise par le président de la République était faite pour plaire aux masses populaires. Il rétablissait le suffrage universel; il dissolvait une Assemblée monarchiste dont les complots perpétuels menaçaient la République. C'était pour la défendre contre les chefs du parti réactionnaire qu'appel était fait au peuple souverain. La pensée impérialiste perce bien dans le programme et dans l'appel aux soldats, mais elle est encore très voilée; de même que la menace contre les socialistes impliquée dans la phrase « protéger le peuple contre les passions subversives ».

La dictature ne s'annonce que timidement et on ne se douterait pas que le résultat du Deux-Décembre sera le triomphe de la réaction. La forme donnée à l'appel au peuple devait tromper les ouvriers, passionnément hostiles à l'Assemblée et brouillés depuis les journées de juin 1848 avec la bourgeoisie. Comme seuls ils avaient une force qui pût balancer celle de l'armée, les artisans du coup d'Etat désiraient s'assurer leur neutralité. Le silence imposé à leurs journaux et l'arrestation de leurs chefs les plus qualifiés empêchèrent qu'ils ne fussent détrompés à temps en constatant que les parlementaires monarchistes, les adversaires officiels visés par le coup d'Etat, étaient traités avec douceur, en alliés du lendemain, tandis qu'aux républicains avancés étaient réservées toutes les rigueurs parce qu'ils étaient les véritables ennemis et les victimes désignées de l'attentat. (A.-M. B.).

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