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Victor Cousin

Victor Cousin est un professeur et philosophe français, né à Paris le 28 novembre 1792, mort à Cannes le 13 janvier 1867. Après de brillantes études au lycée Charlemagne, il entra en 1810 à l'Ecole normale (Pensionnat normal / Ecole normale supérieure) dès sa fondation, et, deux ans après, il fut chargé, dans cette même école, des fonctions de répétiteur, d'abord pour le grec, puis pour la philosophie. En 1815, il suppléa son ancien maître Royer-Collard dans sa chaire d'histoire de la philosophie moderne à la Faculté des lettres. Et, bientôt, à la suite d'un voyage en Allemagne, il initia son auditoire à la métaphysique de Kant de Fichte, de Schelling et de Hegel

Destitué, en 1820, par le gouvernement de la Restauration, et privé en 1822, lors de la suppression de l'Ecole normale, de son titre de maître de conférences, il devint précepteur d'un fils du maréchal Lannes, et surtout  se consacra, pendant sept années, à de grands travaux d'érudition philosophique. Après un second voyage en Allemagne, pendant lequel il fut, comme suspect de Carbonarisme, arrêté à Dresde et emprisonné six mois à Berlin, il fut rétabli par le ministère Martignac (1827) dans la chaire de la Faculté des lettres. C'est à ce moment que Cousin obtint ses plus brillants succès oratoires, et qu'il donna, en même temps que Guizot et Villemain, cet enseignement célèbre, qui exerça une si puissante influence sur la jeunesse et jeta sur la Sorbonne un si vif éclat.
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Victor Cousin.
Victor Cousin (1792-1867).

Après la révolution de 1830, il devint successivement conseiller d'Etat, membre du conseil royal de l'instruction publique, professeur titulaire à la Faculté des lettres (où il se fit dès lors suppléer), et en même temps élu membre de l'Académie française (1830) et de l'Académie des sciences morales et politiques à sa création (1832), directeur de l'École normale, pair de France. Il fut même ministre de l'instruction publique dans le cabinet Thiers pendant huit mois, en 1840. Avant comme après ce ministère, dont il a résumé les actes dans la Revue des Deux Mondes (Huit mois de ministère, il fut, en qualité de conseiller de l'Université, le chef unique de l'enseignement philosophique en France, qu'il dirigea dans le sens de l'éclectisme et du spiritualisme, dont il prit à tâche d'écarter les opinions dissidentes, et qu'il défendit de sa parole et de sa plume contre les attaques du parti ultracatholique (Défense de l'Université et de la Philosophie, 1844, in-8; etc.). La révolution de 1848 et le coup d'État de 1851 l'obligèrent à renoncer à la politique et à l'enseignement. Il se borna à prendre part aux publications moralisatrices demandées par le général Cavaignac à l'Académie des sciences morales et politiques, et publia Justice et Charité, et une édition populaire de la Profession de foi du vicaire savoyard. Il perdit, en 1852, la direction de l'enseignement de la philosophie en France, par la suppression de la section permanente du conseil de l'instruction publique, et passa dans la retraite ses dernières années, qu'il consacra à de nouveaux remaniements de ses anciennes leçons et à divers travaux littéraires. 

Victor Cousin fut un professeur incomparable. Personne n'a apporté dans l'enseignement public une éloquence plus ardente et plus persuasive. Nul n'a excité chez un nombreux auditoire un enthousiasme plus passionné. Considéré comme philosophe, Cousin a traversé plusieurs phases, qui se sont, par sa faute, mêlées dans le souvenir des générations suivantes, et cette confusion a été la cause de bien des jugements injustement sévères portés contre lui. Disciple de Royer-Collard, il suivit d'abord les traces des philosophes écossais, et bientôt s'appropria quelques-unes des idées, alors nouvelles, de Maine de Biran. Mais cette philosophie timide et terre à terre ne put lui suffire longtemps. Il se mit à l'école des philosophes allemands, de Schelling et surtout de Hegel, à qui il fit visite en 1817 et 1824 et dont il devint l'ami. C'est dans cette période (1817-1828) qu'il appartint le plus complètement à la philosophie. Il chercha la vérité avec une généreuse ardeur, sans se laisser arrêter ni par les préoccupations politiques, ni par les timidités du sens commun. Ce même homme, à qui on devait plus tard reprocher les hésitations ou la banalité de ses doctrines, effraya plus d'une fois ses contemporains par la hardiesse de sa pensée, en même temps qu'il ne craignait pas de les déconcerter par les obscurités de son langage. On a pu dire de lui qu'il apparaissait alors comme une sorte d'hiérophante, venant d'un monde invisible annoncer des choses étonnantes. 
 

Éloge de la philosophie

« La philosophie n'est point un caprice passager de l'esprit humain : c'est un besoin essentiel, vivace, indestructible, qui dure et s'accroît sans cesse, qui se montre aux premières lueurs de la civilisation et se développe avec elle, dans toutes les parties du monde, sous tous les climats et sous tous les gouvernements, qu'aucune puissance, religieuse ou politique, n'a jamais pu étouffer, qui a résisté et survécu à toutes les persécutions, qui par conséquent a droit enfin à une juste liberté, comme tous les autres besoins immortels de la nature humaine. Ou il n'y a plus de démonstration, ou l'histoire de la philosophie met celle-là au-dessus de toute controverse.

D'autre part, rappelez-vous quelles sont les doctrines qui ont laissé dans l'humanité la trace la plus lumineuse et la plus durable. Ce sont précisément celles qui ont suivi la méthode la moins ambitieuse, qui se sont tenues le plus près du sens commun, qui n'ont pas tenté de substituer des vues arbitraires et exclusives, plus ou moins brillantes, aux grands et unanimes témoignages de la conscience et qui ont pris pour devise en quelque sorte la noble maxime : dans toute l'étendue de l'univers rien de plus grand que l'homme, et dans l'homme rien de plus grand que l'esprit. Fiez-vous à la gloire, ce juge incorruptible et dont on n'appelle point. La gloire est aussi du côté de la raison et de la sagesse.»
 

(V. Cousin, extrait de l'Histoire générale de la philosophie, 10e leçon ).
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C'est cette partie de sa vie qui a été souvent oubliée depuis. Il n'est que juste cependant de la rappeler : quoi qu'on doive penser de sa conduite ultérieure, elle lui fait honneur, et il est certain que si Cousin mérite d'être compté parmi les philosophes, il le doit aux travaux accomplis pendant cette période de sa jeunesse. Nous ne saurions essayer de résumer ici sa doctrine. D'ailleurs ses amis mêmes avouaient que ses idées manquaient de cohésion et de précision. Sa philosophie est un assemblage assez confus d'idées empruntées à ses premiers maîtres, à Platon, dont il a traduit les oeuvres, à Schelling, dont il disait encore en 1833 : « Son système est le vrai », à Hegel, surtout, qui a inspiré le plus célèbre de ses cours, celui de 1828. Si l'on voulait détacher de ce groupe les doctrines que le philosophe a le mieux marquées de son empreinte, et dont on peut dire qu'elles lui appartiennent en propre, il faudrait signaler la théorie selon laquelle la conscience aperçoit directement l'absolu, que Hamilton a vivement combattue; la théorie de la raison impersonnelle, par laquelle il croyait réfuter définitivement la critique de Kant; la théorie de la création, qui lui a valu de si vives accusations de panthéisme; la théorie des rapports de la philosophie et de la religion considérées comme deux soeurs immortelles, la première « élevant doucement la seconde du demi-jour du symbole à la pleine lumière de la pensée pure ». Parmi ces théories, il en est une dont Cousin a emprunté l'idée première à Hegel, mais qu'il a faite sienne par l'ardeur éloquente avec laquelle il l'a défendue : c'est la fameuse apologie de la force et du succès, qu'on lui a si souvent et si justement reprochée. Si le monde est le développement d'une idée ou d'un principe unique, tout ce qui arrive est nécessaire et rationnel le succès est le critérium de la vérité et de la justice; la force est le mesure du droit : elle est le droit lui-même. Il fallait, et il a été bon que Démosthène fût vaincu par Philippe
« Il n'y a eu à Waterloo ni vainqueurs ni vaincus; ce qui a triomphé, c'est la civilisation européenne et la charte. »
En fait, la théorie à laquelle Cousin a indissolublement attaché son nom et qui est bien à lui, c'est l'éclectisme.
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Il est facile de dire en gros ce qu'est l'éclectisme : c'est, comme l'indique le nom, une doctrine qui choisit dans les divers systèmes la part de vérités qu'ils contiennent, qui les tempère les unes par les autres, à peu près comme la charte concilie la monarchie et la démocratie. C'est une philosophie de concessions réciproques et de juste milieu, qui, si elle ne substitue pas entièrement l'histoire de la philosophie à la philosophie, appelle du moins l'une au secours de l'autre. Mais une telle définition est visiblement insuffisante, et si on cherche à la préciser, on se trouve dans un grand embarras. Les disciples de Cousin, même les plus fidèles à la tradition, ne s'entendent pas sur l'interprétation qu'il faut donner à la doctrine du maître; si bien que cette philosophie qui devait tout concilier n'est pas d'accord avec elle-même. Et il paraît bien, de l'aveu de l'un d'eux, que la pensée de Cousin lui-même a été incertaine, et qu'elle a changé au moins trois fois. 
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La volonté et la causalité

« Vouloir, causer, être, pour nous, toutes expressions synonymes du même fait qui contient à la fois la volonté, la causalité et le moi. Le rapport de la volonté et de la personne n'est pas un simple rapport de coexistence, c'est un véritable rapport d'identité. Être, pour le moi, n'est pas une chose, et vouloir une autre, car il pourrait y avoir eu des volitions qui seraient impersonnelles, ce qui est contraire aux faits, ou une personnalité, un moi qui se saurait sans vouloir, ce qui est impossible; car se savoir pour le moi, c'est se distinguer d'un non-moi; or, il ne peut s'en distinguer qu'en s'en séparant, en sortant du mouvement impersonnel pour en produire un qu'il s'impute à lui-même, c'est-à-dire en voulant. La volonté est donc l'être de la personne. Les mouvements de la sensibilité, les désirs, les passions, loin de constituer la personnalité, la détruisent. La personnalité et la passion sont dans un rapport inverse l'une de l'autre, dans une contradiction qui est la vie. Comme on ne peut trouver l'élément de personnalité ailleurs que dans la volonté, de même aussi on ne peut trouver ailleurs l'élément de causalité. Il ne faut pas confondre la volonté ou la causalité interne qui produit immédiatement des effets, internes d'abord comme leur cause, avec les instruments extérieurs et réellement passifs de cette causalité qui, comme instruments, ont l'air de produire aussi des effets, mais sans en être la vraie cause. Quand je pousse une bille sur une autre, ce n'est pas la bille qui cause véritablement le mouvement qu'elle imprime, car ce mouvement lui a été imprimé à elle-même par la main, par les muscles qui, dans le mystère de notre organisation, sont au service de la volonté. A proprement parler, ces actions ne sont que des effets enchaînés l'un à l'autre, simulant alternativement des causes, sans en contenir une véritable et se rapportant tous comme effets plus on moins éloignés à la volonté, comme cause première. Cherche-t-on la notion de cause dans l'action de la bille sur la bille, comme on le faisait avant Hume, ou de la main sur la bille, et des premier muscles locomoteurs sur leurs extrémités, ou même dans l'action de la volonté sur le muscle, comme l'a fait M. de Biran, on ne la trouvera dans aucun de ces cas, pas même dans le dernier, car il est possible qu'il y ait une paralysie des muscles qui rende la volonté impuissante sur eux, improductive, incapable d'être cause et par conséquent d'en suggérer la notion. Mais ce qu'aucune paralysie ne peut empêcher, c'est l'action de la volonté sur elle-même, la production d'une résolution, c'est-à-dire une causation toute spirituelle, type primitif de la causalité. »
 

(V. Cousin, Introduction aux Oeuvres de Biran).

De 1813 à 1827, Cousin remarque que les systèmes ne peuvent être ni tous vrais, car le principe de contradiction s'y oppose, ni tous faux, car il faudrait désespérer de l'esprit humain, si tant de doctrines soutenues depuis trois mille ans par tant de grandes intelligences n'étaient que des erreurs. La vérité est éparse dans les systèmes  : il ne s'agit que de l'y recueillir, et Cousin ne la cherche guère encore que chez les trois philosophes qu'il regarde comme ses maîtres. En 1828,  autre interprétation. Les systèmes ne sont pas faux, mais incomplets; vrais dans ce qu'ils affirment, ils sont faux dans ce qu'ils nient. Mais comment distinguer la vérité de l'erreur? Là apparaît un principe nouveau : c'est la méthode psychologique qui résoudra la difficulté. 

« La philosophie est faite, car l'esprit humain est là... Pour posséder la vérité tout entière, il faut rester au centre, rester dans la conscience, et analyser la pensée dans ses éléments, dans tous ses éléments. »
L'éclectisme n'est plus une oeuvre historique : ce n'est plus l'histoire qui fonde le système, mais le système éclaire l'histoire. 

Parmi les disciples de Cousin, il y en a eu qui s'en sont tenus à ce point de vue : d'autres l'ont déclaré insuffisant et se sont ralliés à la troisième interprétation donnée par le maître dans le cours de 1829. Il s'agit, cette fois, de la célèbre réduction de tous les systèmes philosophiques à quatre types : sensualisme, idéalisme, scepticisme, mysticisme, qui se succèdent et se succéderont éternellement dans le même ordre, qui forment comme un rythme invariable, comme une symphonie à quatre parties, qui, à peine terminée, recommence sur un autre mode. 

Mais ici, nouvelle difficulté : est-ce les systèmes mêmes qu'il s'agit de concilier, malgré leurs contradictions? Quelques-uns disent oui, et croient déjà voir se réaliser, par des concessions réciproques, cet accord des parties opposées. D'autres disent non, et affirment avec énergie qu'il subsiste entre les systèmes des barrières infranchissables. Ce qu'il faut concilier, ce n'est pas les systèmes mêmes, mais les tendances de l'esprit qui leur ont donné naissance : il faut faire droit à chacune d'elles dans une doctrine plus compréhensive, et ainsi reparaît le point de vue psychologique, qui l'emporte sur le point de vue historique. 

Nous n'avons pas à discuter ici la valeur de cette théorie. Il est difficile cependant de ne pas remarquer que la conclusion s'éloigne singulièrement du point de départ, et qu'on ne voit pas bien comment, dans la dernière interprétation, la doctrine justifie son nom d'éclectique. Les disciples de Cousin ont souvent rapproché du nom de leur maître ceux de Platon, de Plotin, de Leibniz. Et il est vrai que ces philosophes et bien d'autres ont essayé de concilier les vues souvent opposées de leurs prédécesseurs. Mais ils tentaient cette conciliation à l'aide d'un principe ou d'une idée supérieure, qu'ils n'avaient empruntée à personne, qui était leur point de vue original, et leur permettait de dépasser ceux mêmes dont ils s'inspiraient. Et il n'y a rien de pareil chez Cousin.
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L'art n'est pas une imitation de la nature

« Sans doute, en un sens, l'art est une imitation; car la création absolue n'appartient qu'à Dieu. Où le génie peut-il prendre les éléments sur lesquels il travaille, sinon dans la nature dont il fait partie? Mais se borne-t-il à les reproduire tels que la nature les lui fournit, sans y rien ajouter qui lui appartienne? N'est-il que le copiste de la réalité? Son seul mérite alors est celui de la fidélité de la copie. Et quel travail plus stérile que de calquer des oeuvres essentiellement inimitables pour en tirer un simulacre médiocre? Si l'art est un écolier servile, il est condamné à n'être jamais qu'un écolier impuissant.

L'idéal est l'objet de la contemplation passionnée de l'artiste. Assidûment et silencieusement médité, sans cesse épuré par la réflexion et vivifié par le sentiment, il échauffe le génie et lui inspire l'irrésistible besoin de le voir réalisé et vivant. Pour cela, le génie prend dans la nature tous les matériaux qui le peuvent servir, et leur appliquant sa main puissante, comme Michel-Ange imprimait son ciseau sur le marbre docile, il en tire des oeuvres qui n'ont pas de modèle dans la nature, qui n'imitent pas autre chose que l'idéal rêvé ou conçu, qui sont en quelque sorte une seconde création inférieure à la première par l'individualité et la vie, mais qui lui est bien supérieure, ne craignons pas de le dire, par la beauté intellectuelle et morale dont elle est empreinte.

La beauté morale est le fond de toute vraie beauté. Ce fond est un peu couvert et voilé dans la nature. L'art la dégage, et lui donne des formes plus transparentes. C'est par cet endroit que l'art, quand il connaît bien sa puissance et ses ressources, institue avec la nature une lutte où il peut avoir l'avantage. »
 

(V. Cousin, Du vrai, du beau et du bien).

Telle est la partie essentielle de l'oeuvre philosophique de Victor Cousin. Encore faut-il ajouter que lui-même ne s'y est pas strictement tenu. Il a peu à peu modifié sa doctrine, l'inclinant de plus en plus vers un spiritualisme un peu timide, qui lui paraissait convenir aux classes moyennes de son temps. Et ces modifications, Cousin les a faites sans franchise, supprimant sans le dire, tantôt une phrase, tantôt une page, tantôt un simple mot, dont la disparition lui faisait dire tout le contraire de ce qu'il avait primitivement affirmé. Ses disciples reconnaissent qu'il a été injuste et en quelque sorte ingrat envers lui-même. C'est que, après 1830, Cousin, devenu membre du conseil royal de l'instruction publique, entreprit de substituer l'enseignement de sa propre philosophie à celle du XVIIIe siècle et même du Moyen âge, qui régnait encore dans certaines écoles. Bien des assertions, risquées un peu témérairement dans sa jeunesse, l'embarrassèrent une fois qu'il eut assumé la responsabilité d'un rôle officiel. En même temps il devait prévenir ou réprimer chez les fonctionnaires placés sous sa direction les écarts qu'il s'était jadis permis à lui-même, et comme on l'a dit, au lieu d'être l'apôtre de sa philosophie, il en devint le magistrat. Il faut dire pourtant que beaucoup des reproches qu'on lui a adressés sont exagérés. On a mis à son compte le caractère suranné des questions et des solutions imposées par les programmes. 

Mais  Paul Janet, dans le beau livre qu'il lui a consacré, a victorieusement établi que les programmes préparés par Cousin étaient animés d'un esprit vraiment libéral, et marquaient un notable progrès. C'est lui qui a affranchi et laïcisé la philosophie, et, chose curieuse, qui montre bien la différence des temps, il eut contre lui tout le clergé pour avoir introduit la théodicée dans l'enseignement. On l'a accusé aussi d'avoir gouverné le personnel enseignant avec dureté, de lui avoir imposé ses propres idées, et de l'avoir trop souvent sacrifié aux exigences du clergé. Là encore il faut concéder à ses défenseurs qu'il n'a pas mérité toutes les accusations portées contre lui. Il a su faire une distinction entre l'enseignement des collèges, soumis à certaines exigences, et celui des facultés, où il y a plus de place pour la liberté. Il n'a pas opprimé les consciences, et, si on ne peut contester qu'il ait souvent montré un esprit trop autoritaire, il faut reconnaître aussi qu'en maintes occasions il a défendu les professeurs de philosophie avec une louable fermeté. Enfin il serait injuste d'oublier le courage et l'indomptable énergie qu'il apporta en 1844 dans la défense de l'Université contre le parti catholique, et même contre une notable fraction du parti libéral. Les beaux discours qu'il prononça à cette époque ont été réunis sous le litre : Défense de l'Université et de la philosophie (Paris, 1844 et 1845).
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Différence du droit et du désir

« Saint-Lambert a défini la justice : « Une disposition à nous conduire envers les autres comme nous désirons qu'ils se conduisent envers nous. »

Mais ce n'est pas seulement parce que nous désirons que les autres nous respectent, que nous devons les respecter; nous les devons respecter parce qu'ils sont respectables en eux-mêmes, dans leur personne, dans leur honneur, et par conséquent aussi, dans leurs biens; et ils sont respectables parce qu'ils sont des hommes et non des choses, parce qu'ils sont des êtres intelligents et libres, d'une nature excellente qui a en elle une dignité inviolable à la passion. Oui, l'homme est digne de respect; voilà pourquoi nous le devons respecter; le désir d'un autre d'être respecté, et notre désir de l'être par lui, n'est le fondement ni de son devoir ni du nôtre.

Quand même, à force de magnanimité ou d'humilité, nous serions parvenus à n'éprouver pas le désir de n'être point offensés dans notre honneur, les autres n'auraient pas pour cela le droit de nous offenser; quand nous nous serions mis, par exemple, au-dessus de la calomnie dirigée contre nous, nous n'aurions pas acquis le droit de calomnier les autres, et ils n'auraient pas celui de nous calomnier; quand nous serions assez généreux ou assez riches pour nous laisser dérober avec indifférence la moitié de notre fortune, nul autre n'aurait le droit de nous dérober une obole.

Il y a plus : quand un autre aurait le désir de nous servir comme un esclave, sans conditions et sans limites, d'être pour nous une chose à notre usage, un pur instrument, un bâton, un vase, et quand nous aurions l'ardent désir de nous servir de lui en cette manière, et de le laisser se servir de nous en la même façon, cette réciprocité de désirs ne nous autoriserait ni l'un ni l'antre à cet absolu sacrifice, parce que le désir ne peut jamais être le titre d'un droit, parce qu'il y a quelque chose en nous qui est au-dessus de tous les désirs, partagés ou non partagés, à savoir, le devoir et le droit, la justice. C'est à la justice qu'il appartient d'être la règle de nos désirs, et non pas à nos désirs d'être la règle de la justice. 

L'humanité tout entière oublierait sa dignité, elle consentirait à sa dégradation, elle tendrait les mains à l'esclavage, que la tyrannie n'en serait pas plus légitime; la justice éternelle protesterait contre un contrat, qui, fût-il appuyé sur les désirs réciproques les plus authentiquement exprimés et convertis eu lois solennelles, n'en est pas moins nul de plein droit, parce que, comme l'a très bien dit Bossuet, il n'y a pas de droit contre le droit, c'est-à-dire point, de contrats, de conventions, de lois humaines contre la loi des lois, la loi naturelle. C'est cette loi naturelle, cette justice, indépendante des désirs souvent insensés et toujours mobiles des hommes que Saint-Lambert et son école n'ont pas connues. »
 

(V. Cousin, Philosophie sensualiste, Ve leçon).

A la fin de sa vie, Victor Cousin tourna toute son activité du côté des lettres. C'est alors qu'il publia ces livres d'un si beau style et d'un si grand intérêt historique : la Jeunesse de Mme de Longueville (1853); la Marquise de Sablé (1854); la Duchesse de Chevreuse et Mme de Hautefort (1856); la Société française au XVIIe siècle, d'après le Grand Cyrus (1856); Mme de Longueville pendant la Fronde (1853); la Jeunesse de Mazarin (1865). 

Parmi ses ouvrages philosophiques, le plus connu est le livre intitulé : Du Vrai, du Beau et du Bien (1854), résumé très modifié de son cours de 1818, souvent réimprimé. Citons encore le Cours d'histoire de la philosophie (Paris, 1827, 2 volumes); Cours d'histoire de la philosophie moderne (1841); Cours d'histoire de la philosophie morale au XVIIIe siècle (1840-1841, 5 volumes); Fragments philosophiques (1826, 1 volume, et 1838, 2 volumes); Leçons de philosophie sur Kant (1842); Histoire générale de la philosophie (1864), etc. 

Il faut faire une place à part à ses grands ouvrages historiques, qui ont exercé une si heureuse influence et donné une si vive impulsion aux travaux ultérieurs : l'édition de Proclus, 6 volumes; la traduction des Oeuvres complètes de Platon (1825-1840, 14 volumes); l'édition des Oeuvres de Descartes (1826, 11 volumes); la traduction du Manuel de l'histoire de la philosophie de Tennemann (1829, 2 vol.); l'édition des Pensées de Pascal (1842) ; les ouvrages inédits d'Abélard (1836) et Petri Abelardi opera (1859, 2 vol.). (Victor Brochard).
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La philosophie de l'histoire

« Le vrai monde de l'homme est celui de la liberté, et sa vraie histoire n'est autre chose que le progrès constant de la liberté de plus en plus comprise d'âge en âge, et s'étendant toujours dans la pensée de l'homme, jusqu'à ce que d'époque en époque arrive celle où tous les droits soient connus et respectés, et où, pour ainsi parler, l'essence même de la liberté se manifeste.

La philosophie de l'histoire nous montre, à travers les vicissitudes qui élèvent et précipitent les sociétés, les démarches continuelles de l'humanité vers la société idéale dont nous vous avons tracé une bien imparfaite image, et qui serait la complète émancipation de la personne humaine, le règne de la liberté sur la terre. Cette société idéale ne se réalise jamais d'une manière absolue; car tout idéal en se réalisant s'altère, mais tout altéré qu'il est, c'est encore lui qui fait la beauté des choses auxquelles il se mêle; c'est un rayon de la vraie société qui, en se faisant jour dans les diverses sociétés particulières qui se succèdent, leur communique de plus en plus quelque chose de sa grandeur et de sa force.

Longtemps l'humanité se repose dans une forme de la liberté qui lui suffit. Cette forme ne s'établit et ne se soutient qu'autant qu'elle convient à l'humanité. Il n'y a jamais d'oppression entière et absolue, même dans les époques qui nous paraissent aujourd'hui les plus opprimées; car un état de la société ne dure, après tout, que par le consentement de ceux auxquels il s'applique. Les hommes ne désirent pas plus de liberté qu'ils n'en conçoivent, et c'est sur l'ignorance, bien plus que sur la servilité, que sont
fondés tous les despotismes. Ainsi, sans parler de l'Orient, où l'homme enfant avait à peine le sentiment de son être, c'est-à-dire de la liberté, en Grèce, dans cette jeunesse du monde où l'humanité commence à se mouvoir et à se connaître, la liberté naissante était bien faible encore, et pourtant les démocraties de la Grèce n'en demandaient pas davantage. Mais, comme il est de l'essence de toute chose imparfaite de tendre à se perfectionner, toute forme n'a qu'un temps et fait place à une autre qui, tout en détruisant la première, en développe l'esprit; car le mal périt, le bien reste et fait sa route. Le Moyen âge, où peu à peu l'esclavage succombe sous l'Évangile, le Moyen âge a possédé bien plus de liberté que le monde ancien. Aujourd'hui il nous paraît une époque d'oppression, parce que, l'esprit humain n'étant plus satisfait des libertés dont il jouissait alors, vouloir le renfermer dans l'enceinte de ces libertés qui ne lui suffisent plus est une oppression véritable. Mais la preuve que le genre humain ne se trouvait pas opprimé au Moyen âge, c'est qu'il le supporta. Il n'y a pas plus de deux ou trois siècles que le Moyen âge commence à peser à l'humanité; aussi, depuis deux ou trois siècles, il est attaqué. Les formes de la société, quand elles lui conviennent, sont inébranlables; le téméraire qui ose y toucher se brise contre elles; mais quand une forme de la société a fait son temps; quand on conçoit, quand on veut plus de droits qu'on n'en possède; quand ce qui était un appui est devenu un obstacle; quand enfin l'esprit de liberté, et l'amour des peuples qui marche à sa suite, se sont retirés ensemble de la forme autrefois la plus puissante et la plus adorée, le premier qui met la main sur cette idole, vide du dieu qui l'animait, l'abat aisément et la réduit en poussière.

Ainsi va le genre humain de forme en forme, de révolution en révolution, ne marchant que sur des ruines, mais marchant toujours. Le genre humain, comme l'univers, ne continue de vivre que par la mort; mais cette mort n'est qu'apparente, puisqu'elle contient le germe d'une vie nouvelle. Les révolutions, considérées de cette manière, ne consternent plus l'ami de l'humanité, parce qu'au delà de destructions momentanées il aperçoit un renouvellement perpétuel, parce qu'en assistant aux plus déplorables tragédies il en connaît l'heureux dénouement, parce qu'en voyant décliner et tomber une forme de la société, il croit fermement que la forme future, quelles que soient les apparences, sera meilleure que toutes les autres : telle est la consolation, l'espérance, la foi sereine et profonde du philosophe.

Les crises de l'humanité s'annoncent par de tristes symptômes et de sinistres phénomènes. Les peuples qui perdent leur forme ancienne aspirent à une forme nouvelle qui est moins distincte à leurs yeux, et les agite bien plus qu'elle ne les console par les vagues espérances qu'elle leur donne et les perspectives lointaines qu'elle leur découvre. C'est surtout le côté négatif des choses qui est clair; le côté positif est obscur. Le passé qu'on rejette est-bien connu; l'avenir qu'on invoque est couvert de ténèbres. De là ces troubles de l'âme qui souvent, dans quelques individus, aboutissent au scepticisme. Contre le trouble et le scepticisme, notre asile inviolable est la philosophie, qui nous révèle le fond moral et l'objet certain de tous les mouvements de l'histoire, et nous donne la vue distincte et assurée de la vraie société dans sou éternel idéal.

Oui, il y a une société éternelle, sous des formes qui se renouvellent sans cesse. De toutes parts on se demanda où va l'humanité. Tâchons plutôt de reconnaître le but sacré qu'elle doit poursuivre. Ce qui sera peut nous être obscur : grâce à Dieu, ce que nous devons faire ne l'est point. Il est des principes qui subsistent et suffisent à nous guider parmi toutes les épreuves de la vie et dans la perpétuelle mobilité des affaires humaines. Ces principes sont à la fois très simples et d'une immense portée. Le plus pauvre d'esprit, s'il a eu lui un coeur d'homme, peut les comprendre et les pratiquer; et ils contiennent toutes les obligations que peuvent rencontrer, dans le développement le plus élevé, les individus et les États. C'est d'abord la justice, le respect inviolable que la liberté d'un homme doit avoir pour celle d'un autre homme; c'est ensuite la charité, dont les inspirations vivifient les rigides enseignements de la justice, sans les altérer. La justice est le frein de l'humanité, la charité en est l'aiguillon. 

Otez l'une ou l'autre, l'homme s'arrête ou se précipite. Conduit par la charité, appuyé sur la justice, il marche à sa destinée d'un pas réglé et soutenu. Voilà l'idéal qu'il s'agit de réaliser dans les lois, dans les moeurs, et avant tout dans la pensée et dans la philosophie. L'antiquité, sans méconnaître la charité, recommandait surtout la justice, si nécessaire aux démocrates. La gloire du christianisme est d'avoir proclamé et répandu la charité, cette lumière du Moyen âge, cette consolation de la servitude, et qui apprend à en sortir. Il appartient aux temps nouveaux de recueillir le double legs de l'Antiquité et du Moyen âge, et d'accroître ainsi le trésor de l'humanité. Fille de la Révolution française, la philosophie du XIXe siècle se doit à elle-même d'exprimer enfin dans leurs caractères distinctifs, et de rappeler à leur harmonie nécessaire, ces deux grands côtés de l'âme, ces deux principes différents, également vrais, également sacrés, de la morale éternelle. »
 

(V. Cousin, Justice et charité.).
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Dictionnaire biographique
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