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Victor Cousin
est un professeur et philosophe français,
né à Paris le 28 novembre 1792, mort à Cannes
le 13 janvier 1867. Après de brillantes études au lycée Charlemagne,
il entra en 1810 Ã l'Ecole normale (Pensionnat normal / Ecole normale
supérieure) dès sa fondation, et, deux ans après, il fut chargé,
dans cette même école, des fonctions de répétiteur, d'abord pour le
grec,
puis pour la philosophie. En 1815, il suppléa
son ancien maître Royer-Collard dans sa
chaire d'histoire de la philosophie moderne
à la Faculté des lettres. Et, bientôt, à la suite d'un voyage en Allemagne ,
il initia son auditoire à la métaphysique de Kant
de Fichte, de Schelling
et de Hegel;
Destitué, en 1820,
par le gouvernement de la Restauration,
et privé en 1822, lors de la suppression de l'Ecole normale, de son titre
de maître de conférences, il devint précepteur d'un fils du maréchal
Lannes,
et surtout se consacra, pendant sept années, à de grands travaux
d'érudition philosophique. Après un second voyage en Allemagne, pendant
lequel il fut, comme suspect de Carbonarisme,
arrêté à Dresde et emprisonné six mois
à Berlin, il fut rétabli par le ministère
Martignac (1827) dans la chaire de la Faculté des lettres. C'est à ce
moment que Cousin obtint ses plus brillants succès oratoires, et qu'il
donna, en même temps que Guizot et Villemain,
cet enseignement célèbre, qui exerça une si puissante influence
sur la jeunesse et jeta sur la Sorbonne
un si vif éclat.
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Victor
Cousin (1792-1867).
Après la révolution
de 1830, il devint successivement conseiller
d'Etat, membre du conseil royal de l'instruction publique, professeur titulaire
à la Faculté des lettres (où il se fit dès lors suppléer), et en même
temps élu membre de l'Académie française (1830) et de l'Académie des
sciences morales et politiques à sa création (1832), directeur de l'École
normale, pair de France. Il fut même ministre de l'instruction publique
dans le cabinet Thiers pendant huit mois, en 1840.
Avant comme après ce ministère, dont il a résumé les actes dans la
Revue
des Deux Mondes (Huit mois de ministère, il fut, en qualité de conseiller
de l'Université, le chef unique de l'enseignement philosophique en France ,
qu'il dirigea dans le sens de l'éclectisme et du spiritualisme, dont il
prit à tâche d'écarter les opinions dissidentes, et qu'il défendit
de sa parole et de sa plume contre les attaques du parti ultracatholique
(Défense de l'Université et de la Philosophie, 1844, in-8; etc.).
La révolution de 1848 et le coup
d'État de 1851 l'obligèrent à renoncer à la politique et à l'enseignement.
Il se borna à prendre part aux publications moralisatrices demandées
par le général Cavaignac à l'Académie des sciences morales et politiques,
et publia Justice et Charité, et une édition populaire de la Profession
de foi du vicaire savoyard. Il perdit, en 1852, la direction de l'enseignement
de la philosophie en France, par la suppression de la section permanente
du conseil de l'instruction publique, et passa dans la retraite ses dernières
années, qu'il consacra à de nouveaux remaniements de ses anciennes leçons
et à divers travaux littéraires.
Victor Cousin fut un professeur incomparable.
Personne n'a apporté dans l'enseignement public une éloquence plus ardente
et plus persuasive. Nul n'a excité chez un nombreux auditoire un enthousiasme
plus passionné. Considéré comme philosophe, Cousin a traversé plusieurs
phases, qui se sont, par sa faute, mêlées dans le souvenir des générations
suivantes, et cette confusion a été la cause de bien des jugements injustement
sévères portés contre lui. Disciple de Royer-Collard, il suivit d'abord
les traces des philosophes écossais,
et bientôt s'appropria quelques-unes des idées, alors nouvelles, de Maine
de Biran. Mais cette philosophie timide et terre à terre ne put lui
suffire longtemps. Il se mit à l'école des philosophes
allemands, de Schelling
et surtout de Hegel,
à qui il fit visite en 1817 et 1824 et dont il devint l'ami. C'est dans
cette période (1817-1828) qu'il appartint le plus complètement à la
philosophie. Il chercha la vérité avec une généreuse ardeur, sans se
laisser arrêter ni par les préoccupations politiques, ni par les timidités
du sens commun. Ce même homme, à qui on devait plus tard reprocher les
hésitations ou la banalité de ses doctrines, effraya plus d'une fois
ses contemporains par la hardiesse de sa pensée, en même temps qu'il
ne craignait pas de les déconcerter par les obscurités de son langage.
On a pu dire de lui qu'il apparaissait alors comme une sorte d'hiérophante,
venant d'un monde invisible annoncer des choses étonnantes.
Éloge de
la philosophie
« La philosophie
n'est point un caprice passager de l'esprit humain : c'est un besoin essentiel,
vivace, indestructible, qui dure et s'accroît sans cesse, qui se montre
aux premières lueurs de la civilisation et se développe avec elle, dans
toutes les parties du monde, sous tous les climats et sous tous les gouvernements,
qu'aucune puissance, religieuse ou politique, n'a jamais pu étouffer,
qui a résisté et survécu à toutes les persécutions, qui par conséquent
a droit enfin à une juste liberté, comme tous les autres besoins immortels
de la nature humaine. Ou il n'y a plus de démonstration, ou l'histoire
de la philosophie met celle-là au-dessus de toute controverse.
D'autre part, rappelez-vous
quelles sont les doctrines qui ont laissé dans l'humanité la trace la
plus lumineuse et la plus durable. Ce sont précisément celles qui ont
suivi la méthode la moins ambitieuse, qui se sont tenues le plus près
du sens commun, qui n'ont pas tenté de substituer des vues arbitraires
et exclusives, plus ou moins brillantes, aux grands et unanimes témoignages
de la conscience et qui ont pris pour devise en quelque sorte la noble
maxime : dans toute l'étendue de l'univers rien de plus grand que l'homme,
et dans l'homme rien de plus grand que l'esprit. Fiez-vous à la gloire,
ce juge incorruptible et dont on n'appelle point. La gloire est aussi du
côté de la raison et de la sagesse.»
(V.
Cousin, extrait de l'Histoire générale de la philosophie, 10e
leçon ).
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C'est cette partie de sa vie qui a été
souvent oubliée depuis. Il n'est que juste cependant de la rappeler :
quoi qu'on doive penser de sa conduite ultérieure, elle lui fait honneur,
et il est certain que si Cousin mérite d'être compté parmi les philosophes,
il le doit aux travaux accomplis pendant cette période de sa jeunesse.
Nous ne saurions essayer de résumer ici sa doctrine. D'ailleurs ses amis
mêmes avouaient que ses idées manquaient de cohésion et de précision.
Sa philosophie est un assemblage assez confus d'idées empruntées à ses
premiers maîtres, à Platon, dont il a traduit
les oeuvres, à Schelling, dont il disait encore en 1833 : « Son système
est le vrai », à Hegel, surtout, qui a inspiré le plus célèbre de
ses cours, celui de 1828. Si l'on voulait détacher de ce groupe les doctrines
que le philosophe a le mieux marquées de son empreinte, et dont on peut
dire qu'elles lui appartiennent en propre, il faudrait signaler la théorie
selon laquelle la conscience aperçoit directement
l'absolu, que Hamilton
a vivement combattue; la théorie de la raison impersonnelle, par laquelle
il croyait réfuter définitivement la critique de Kant;
la théorie de la création, qui lui a valu de si vives accusations de
panthéisme;
la théorie des rapports de la philosophie et de la religion considérées
comme deux soeurs immortelles, la première « élevant doucement la seconde
du demi-jour du symbole à la pleine lumière de la pensée pure ». Parmi
ces théories, il en est une dont Cousin a emprunté l'idée première
à Hegel, mais qu'il a faite sienne par l'ardeur éloquente avec laquelle
il l'a défendue : c'est la fameuse apologie de la force
et du succès, qu'on lui a si souvent et si justement reprochée. Si le
monde est le développement d'une idée ou d'un principe unique, tout ce
qui arrive est nécessaire et rationnel le succès est le critérium de
la vérité et de la justice; la force est le mesure du droit : elle est
le droit lui-même. Il fallait, et il a été bon que Démosthène
fût vaincu par Philippe :
« Il n'y
a eu à Waterloo ni vainqueurs ni vaincus; ce qui a triomphé, c'est la
civilisation européenne et la charte. »
En fait, la théorie à laquelle Cousin a
indissolublement attaché son nom et qui est bien à lui, c'est l'éclectisme.
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Il est facile de dire en gros ce qu'est
l'éclectisme : c'est, comme l'indique le
nom, une doctrine qui choisit dans les divers systèmes la part de vérités
qu'ils contiennent, qui les tempère les unes par les autres, à peu près
comme la charte concilie la monarchie
et la démocratie. C'est une philosophie de
concessions réciproques et de juste
milieu, qui, si elle ne substitue pas entièrement l'histoire
de la philosophie à la philosophie, appelle du moins l'une au secours
de l'autre. Mais une telle définition est visiblement insuffisante, et
si on cherche à la préciser, on se trouve dans un grand embarras. Les
disciples de Cousin, même les plus fidèles à la tradition, ne s'entendent
pas sur l'interprétation qu'il faut donner à la doctrine du maître;
si bien que cette philosophie qui devait tout concilier n'est pas d'accord
avec elle-même. Et il paraît bien, de l'aveu de l'un d'eux, que la pensée
de Cousin lui-même a été incertaine, et qu'elle a changé au moins trois
fois.
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La volonté
et la causalité
« Vouloir, causer,
être, pour nous, toutes expressions synonymes du même fait qui contient
à la fois la volonté, la causalité et le moi. Le rapport de la volonté
et de la personne n'est pas un simple rapport de coexistence, c'est un
véritable rapport d'identité. Être, pour le moi, n'est pas une chose,
et vouloir une autre, car il pourrait y avoir eu des volitions
qui seraient impersonnelles, ce qui est contraire aux faits, ou une personnalité,
un moi qui se saurait sans vouloir, ce qui est impossible; car se savoir
pour le moi, c'est se distinguer d'un non-moi; or, il ne peut s'en distinguer
qu'en s'en séparant, en sortant du mouvement impersonnel pour en produire
un qu'il s'impute à lui-même, c'est-à -dire en voulant. La volonté est
donc l'être de la personne. Les mouvements de la sensibilité, les désirs,
les passions, loin de constituer la personnalité, la détruisent. La personnalité
et la passion sont dans un rapport inverse l'une de l'autre, dans une contradiction
qui est la vie. Comme on ne peut trouver l'élément de personnalité ailleurs
que dans la volonté, de même aussi on ne peut trouver ailleurs l'élément
de causalité. Il ne faut pas confondre la volonté ou la causalité interne
qui produit immédiatement des effets, internes d'abord comme leur cause,
avec les instruments extérieurs et réellement passifs de cette causalité
qui, comme instruments, ont l'air de produire aussi des effets, mais sans
en être la vraie cause. Quand je pousse une bille sur une autre, ce n'est
pas la bille qui cause véritablement le mouvement qu'elle imprime, car
ce mouvement lui a été imprimé à elle-même par la main, par les muscles
qui, dans le mystère de notre organisation, sont au service de la volonté.
A proprement parler, ces actions ne sont que des effets enchaînés l'un
à l'autre, simulant alternativement des causes, sans en contenir une véritable
et se rapportant tous comme effets plus on moins éloignés à la volonté,
comme cause première. Cherche-t-on la notion de cause dans l'action de
la bille sur la bille, comme on le faisait avant Hume, ou de la main sur
la bille, et des premier muscles locomoteurs sur leurs extrémités, ou
même dans l'action de la volonté sur le muscle, comme l'a fait M. de
Biran, on ne la trouvera dans aucun de ces cas, pas même dans le dernier,
car il est possible qu'il y ait une paralysie des muscles qui rende la
volonté impuissante sur eux, improductive, incapable d'être cause et
par conséquent d'en suggérer la notion. Mais ce qu'aucune paralysie ne
peut empêcher, c'est l'action de la volonté sur elle-même, la production
d'une résolution, c'est-à -dire une causation toute spirituelle, type
primitif de la causalité. »
(V.
Cousin, Introduction aux Oeuvres de Biran).
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De 1813 Ã 1827, Cousin remarque que les
systèmes ne peuvent être ni tous vrais, car le principe de contradiction
s'y oppose, ni tous faux, car il faudrait désespérer de l'esprit humain,
si tant de doctrines soutenues depuis trois mille ans par tant de grandes
intelligences n'étaient que des erreurs. La vérité
est éparse dans les systèmes : il ne s'agit que de l'y recueillir,
et Cousin ne la cherche guère encore que chez les trois philosophes qu'il
regarde comme ses maîtres. En 1828, autre interprétation. Les systèmes
ne sont pas faux, mais incomplets; vrais dans ce qu'ils affirment, ils
sont faux dans ce qu'ils nient. Mais comment distinguer la vérité de
l'erreur? Là apparaît un principe nouveau : c'est la méthode psychologique
qui résoudra la difficulté.
« La philosophie
est faite, car l'esprit humain est là ... Pour posséder la vérité tout
entière, il faut rester au centre, rester dans la conscience, et analyser
la pensée dans ses éléments, dans tous ses éléments. »
L'éclectisme n'est plus une oeuvre historique
: ce n'est plus l'histoire qui fonde le système, mais le système éclaire
l'histoire.
Parmi les disciples de Cousin, il y en
a eu qui s'en sont tenus à ce point de vue : d'autres l'ont déclaré
insuffisant et se sont ralliés à la troisième interprétation donnée
par le maître dans le cours de 1829. Il s'agit, cette fois, de la célèbre
réduction de tous les systèmes philosophiques à quatre types : sensualisme,
idéalisme,
scepticisme,
mysticisme,
qui se succèdent et se succéderont éternellement dans le même ordre,
qui forment comme un rythme invariable, comme une symphonie à quatre parties,
qui, à peine terminée, recommence sur un autre mode.
Mais ici, nouvelle difficulté : est-ce
les systèmes mêmes qu'il s'agit de concilier, malgré leurs contradictions?
Quelques-uns disent oui, et croient déjà voir se réaliser, par des concessions
réciproques, cet accord des parties opposées. D'autres disent non, et
affirment avec énergie qu'il subsiste entre les systèmes des barrières
infranchissables. Ce qu'il faut concilier, ce n'est pas les systèmes mêmes,
mais les tendances de l'esprit qui leur ont donné naissance : il faut
faire droit à chacune d'elles dans une doctrine plus compréhensive, et
ainsi reparaît le point de vue psychologique, qui l'emporte sur le point
de vue historique.
Nous n'avons pas à discuter ici la valeur
de cette théorie. Il est difficile cependant de ne pas remarquer que la
conclusion s'éloigne singulièrement du point de départ, et qu'on ne
voit pas bien comment, dans la dernière interprétation, la doctrine justifie
son nom d'éclectique. Les disciples de Cousin ont souvent rapproché du
nom de leur maître ceux de Platon, de Plotin,
de Leibniz. Et il est vrai que ces philosophes
et bien d'autres ont essayé de concilier les vues souvent opposées de
leurs prédécesseurs. Mais ils tentaient cette conciliation à l'aide
d'un principe ou d'une idée supérieure, qu'ils n'avaient empruntée Ã
personne, qui était leur point de vue original, et leur permettait de
dépasser ceux mêmes dont ils s'inspiraient. Et il n'y a rien de pareil
chez Cousin.
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L'art n'est
pas une imitation de la nature
« Sans doute, en
un sens, l'art est une imitation; car la création absolue n'appartient
qu'à Dieu. Où le génie peut-il prendre les éléments sur lesquels il
travaille, sinon dans la nature dont il fait partie? Mais se borne-t-il
à les reproduire tels que la nature les lui fournit, sans y rien ajouter
qui lui appartienne? N'est-il que le copiste de la réalité? Son seul
mérite alors est celui de la fidélité de la copie. Et quel travail plus
stérile que de calquer des oeuvres essentiellement inimitables pour en
tirer un simulacre médiocre? Si l'art est un écolier servile, il est
condamné à n'être jamais qu'un écolier impuissant.
L'idéal est l'objet
de la contemplation passionnée de l'artiste. Assidûment et silencieusement
médité, sans cesse épuré par la réflexion et vivifié par le sentiment,
il échauffe le génie et lui inspire l'irrésistible besoin de le voir
réalisé et vivant. Pour cela, le génie prend dans la nature tous les
matériaux qui le peuvent servir, et leur appliquant sa main puissante,
comme Michel-Ange imprimait son ciseau sur le marbre docile, il en tire
des oeuvres qui n'ont pas de modèle dans la nature, qui n'imitent pas
autre chose que l'idéal rêvé ou conçu, qui sont en quelque sorte une
seconde création inférieure à la première par l'individualité et la
vie, mais qui lui est bien supérieure, ne craignons pas de le dire, par
la beauté intellectuelle et morale dont elle est empreinte.
La beauté morale
est le fond de toute vraie beauté. Ce fond est un peu couvert et voilé
dans la nature. L'art la dégage, et lui donne des formes plus transparentes.
C'est par cet endroit que l'art, quand il connaît bien sa puissance et
ses ressources, institue avec la nature une lutte où il peut avoir l'avantage.
»
(V.
Cousin, Du vrai, du beau et du bien).
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Telle est la partie essentielle de l'oeuvre
philosophique de Victor Cousin. Encore faut-il ajouter que lui-même ne
s'y est pas strictement tenu. Il a peu à peu modifié sa doctrine, l'inclinant
de plus en plus vers un spiritualisme un peu timide, qui lui paraissait
convenir aux classes moyennes de son temps. Et ces modifications, Cousin
les a faites sans franchise, supprimant sans le dire, tantôt une phrase,
tantôt une page, tantôt un simple mot, dont la disparition lui faisait
dire tout le contraire de ce qu'il avait primitivement affirmé. Ses disciples
reconnaissent qu'il a été injuste et en quelque sorte ingrat envers lui-même.
C'est que, après 1830, Cousin, devenu membre du conseil royal de l'instruction
publique, entreprit de substituer l'enseignement de sa propre philosophie
à celle du XVIIIe
siècle et même du Moyen âge, qui
régnait encore dans certaines écoles. Bien des assertions, risquées
un peu témérairement dans sa jeunesse, l'embarrassèrent une fois qu'il
eut assumé la responsabilité d'un rôle officiel. En même temps il devait
prévenir ou réprimer chez les fonctionnaires placés sous sa direction
les écarts qu'il s'était jadis permis à lui-même, et comme on l'a dit,
au lieu d'être l'apôtre de sa philosophie, il en devint le magistrat.
Il faut dire pourtant que beaucoup des reproches qu'on lui a adressés
sont exagérés. On a mis à son compte le caractère suranné des questions
et des solutions imposées par les programmes.
Mais Paul Janet,
dans le beau livre qu'il lui a consacré, a victorieusement établi que
les programmes préparés par Cousin étaient animés d'un esprit vraiment
libéral,
et marquaient un notable progrès. C'est lui qui a affranchi et laïcisé
la philosophie, et, chose curieuse, qui montre bien la différence des
temps, il eut contre lui tout le clergé pour avoir introduit la théodicée
dans l'enseignement. On l'a accusé aussi d'avoir gouverné le personnel
enseignant avec dureté, de lui avoir imposé ses propres idées, et de
l'avoir trop souvent sacrifié aux exigences du clergé. Là encore il
faut concéder à ses défenseurs qu'il n'a pas mérité toutes les accusations
portées contre lui. Il a su faire une distinction entre l'enseignement
des collèges, soumis à certaines exigences, et celui des facultés, où
il y a plus de place pour la liberté. Il n'a pas opprimé les consciences,
et, si on ne peut contester qu'il ait souvent montré un esprit trop autoritaire,
il faut reconnaître aussi qu'en maintes occasions il a défendu les professeurs
de philosophie avec une louable fermeté. Enfin il serait injuste d'oublier
le courage et l'indomptable énergie qu'il apporta en 1844 dans la défense
de l'Université contre le parti catholique, et même contre une notable
fraction du parti libéral. Les beaux discours qu'il prononça à cette
époque ont été réunis sous le litre : Défense de l'Université
et de la philosophie (Paris, 1844 et 1845).
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Différence
du droit et du désir
« Saint-Lambert
a défini la justice : « Une disposition à nous conduire envers les autres
comme nous désirons qu'ils se conduisent envers nous. »
Mais ce n'est pas
seulement parce que nous désirons que les autres nous respectent, que
nous devons les respecter; nous les devons respecter parce qu'ils sont
respectables en eux-mêmes, dans leur personne, dans leur honneur, et par
conséquent aussi, dans leurs biens; et ils sont respectables parce qu'ils
sont des hommes et non des choses, parce qu'ils sont des êtres intelligents
et libres, d'une nature excellente qui a en elle une dignité inviolable
à la passion. Oui, l'homme est digne de respect; voilà pourquoi nous
le devons respecter; le désir d'un autre d'être respecté, et notre désir
de l'être par lui, n'est le fondement ni de son devoir ni du nôtre.
Quand même, à force
de magnanimité ou d'humilité, nous serions parvenus à n'éprouver pas
le désir de n'être point offensés dans notre honneur, les autres n'auraient
pas pour cela le droit de nous offenser; quand nous nous serions mis, par
exemple, au-dessus de la calomnie dirigée contre nous, nous n'aurions
pas acquis le droit de calomnier les autres, et ils n'auraient pas celui
de nous calomnier; quand nous serions assez généreux ou assez riches
pour nous laisser dérober avec indifférence la moitié de notre fortune,
nul autre n'aurait le droit de nous dérober une obole.
Il y a plus : quand
un autre aurait le désir de nous servir comme un esclave, sans conditions
et sans limites, d'être pour nous une chose à notre usage, un pur instrument,
un bâton, un vase, et quand nous aurions l'ardent désir de nous servir
de lui en cette manière, et de le laisser se servir de nous en la même
façon, cette réciprocité de désirs ne nous autoriserait ni l'un ni
l'antre à cet absolu sacrifice, parce que le désir ne peut jamais être
le titre d'un droit, parce qu'il y a quelque chose en nous qui est au-dessus
de tous les désirs, partagés ou non partagés, à savoir, le devoir et
le droit, la justice. C'est à la justice qu'il appartient d'être la règle
de nos désirs, et non pas à nos désirs d'être la règle de la justice.
L'humanité tout
entière oublierait sa dignité, elle consentirait à sa dégradation,
elle tendrait les mains à l'esclavage, que la tyrannie n'en serait pas
plus légitime; la justice éternelle protesterait contre un contrat, qui,
fût-il appuyé sur les désirs réciproques les plus authentiquement exprimés
et convertis eu lois solennelles, n'en est pas moins nul de plein droit,
parce que, comme l'a très bien dit Bossuet, il n'y a pas de droit contre
le droit, c'est-Ã -dire point, de contrats, de conventions, de lois humaines
contre la loi des lois, la loi naturelle. C'est cette loi naturelle, cette
justice, indépendante des désirs souvent insensés et toujours mobiles
des hommes que Saint-Lambert et son école n'ont pas connues. »
(V.
Cousin, Philosophie sensualiste, Ve
leçon).
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A la fin de sa vie, Victor Cousin tourna
toute son activité du côté des lettres. C'est alors qu'il publia ces
livres d'un si beau style et d'un si grand
intérêt historique : la Jeunesse de Mme de Longueville (1853);
la
Marquise de Sablé (1854); la Duchesse de Chevreuse et Mme de Hautefort
(1856); la Société française au XVIIe
siècle, d'après le Grand Cyrus (1856); Mme de Longueville pendant
la Fronde (1853); la Jeunesse de Mazarin (1865).
Parmi ses ouvrages philosophiques, le plus
connu est le livre intitulé : Du Vrai, du Beau et du Bien (1854),
résumé très modifié de son cours de 1818, souvent réimprimé. Citons
encore le Cours d'histoire de la philosophie (Paris, 1827, 2 volumes);
Cours
d'histoire de la philosophie moderne (1841); Cours d'histoire de
la philosophie morale au XVIIIe siècle
(1840-1841, 5 volumes); Fragments philosophiques (1826, 1 volume,
et 1838, 2 volumes); Leçons de philosophie sur Kant (1842); Histoire
générale de la philosophie (1864), etc.
Il faut faire une place à part à ses
grands ouvrages historiques, qui ont exercé une si heureuse influence
et donné une si vive impulsion aux travaux ultérieurs : l'édition de
Proclus,
6 volumes; la traduction des Oeuvres complètes de Platon (1825-1840,
14 volumes); l'édition des Oeuvres de Descartes (1826, 11 volumes);
la traduction du Manuel de l'histoire de la philosophie de Tennemann
(1829, 2 vol.); l'édition des Pensées de Pascal
(1842) ; les ouvrages inédits d'Abélard (1836)
et Petri Abelardi opera (1859, 2 vol.). (Victor Brochard).
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La philosophie
de l'histoire
« Le vrai monde
de l'homme est celui de la liberté, et sa vraie histoire n'est autre chose
que le progrès constant de la liberté de plus en plus comprise d'âge
en âge, et s'étendant toujours dans la pensée de l'homme, jusqu'à ce
que d'époque en époque arrive celle où tous les droits soient connus
et respectés, et où, pour ainsi parler, l'essence même de la liberté
se manifeste.
La philosophie de
l'histoire nous montre, à travers les vicissitudes qui élèvent et précipitent
les sociétés, les démarches continuelles de l'humanité vers la société
idéale dont nous vous avons tracé une bien imparfaite image, et qui serait
la complète émancipation de la personne humaine, le règne de la liberté
sur la terre. Cette société idéale ne se réalise jamais d'une manière
absolue; car tout idéal en se réalisant s'altère, mais tout altéré
qu'il est, c'est encore lui qui fait la beauté des choses auxquelles il
se mêle; c'est un rayon de la vraie société qui, en se faisant jour
dans les diverses sociétés particulières qui se succèdent, leur communique
de plus en plus quelque chose de sa grandeur et de sa force.
Longtemps l'humanité
se repose dans une forme de la liberté qui lui suffit. Cette forme ne
s'établit et ne se soutient qu'autant qu'elle convient à l'humanité.
Il n'y a jamais d'oppression entière et absolue, même dans les époques
qui nous paraissent aujourd'hui les plus opprimées; car un état de la
société ne dure, après tout, que par le consentement de ceux auxquels
il s'applique. Les hommes ne désirent pas plus de liberté qu'ils n'en
conçoivent, et c'est sur l'ignorance, bien plus que sur la servilité,
que sont fondés tous les despotismes. Ainsi, sans parler de l'Orient,
où l'homme enfant avait à peine le sentiment de son être, c'est-à -dire
de la liberté, en Grèce, dans cette jeunesse du monde où l'humanité
commence à se mouvoir et à se connaître, la liberté naissante était
bien faible encore, et pourtant les démocraties de la Grèce n'en demandaient
pas davantage. Mais, comme il est de l'essence de toute chose imparfaite
de tendre à se perfectionner, toute forme n'a qu'un temps et fait place
à une autre qui, tout en détruisant la première, en développe l'esprit;
car le mal périt, le bien reste et fait sa route. Le Moyen âge, où peu
à peu l'esclavage succombe sous l'Évangile, le Moyen âge a possédé
bien plus de liberté que le monde ancien. Aujourd'hui il nous paraît
une époque d'oppression, parce que, l'esprit humain n'étant plus satisfait
des libertés dont il jouissait alors, vouloir le renfermer dans l'enceinte
de ces libertés qui ne lui suffisent plus est une oppression véritable.
Mais la preuve que le genre humain ne se trouvait pas opprimé au Moyen
âge, c'est qu'il le supporta. Il n'y a pas plus de deux ou trois siècles
que le Moyen âge commence à peser à l'humanité; aussi, depuis deux
ou trois siècles, il est attaqué. Les formes de la société, quand elles
lui conviennent, sont inébranlables; le téméraire qui ose y toucher
se brise contre elles; mais quand une forme de la société a fait son
temps; quand on conçoit, quand on veut plus de droits qu'on n'en possède;
quand ce qui était un appui est devenu un obstacle; quand enfin l'esprit
de liberté, et l'amour des peuples qui marche à sa suite, se sont retirés
ensemble de la forme autrefois la plus puissante et la plus adorée, le
premier qui met la main sur cette idole, vide du dieu qui l'animait, l'abat
aisément et la réduit en poussière.
Ainsi va le genre
humain de forme en forme, de révolution en révolution, ne marchant que
sur des ruines, mais marchant toujours. Le genre humain, comme l'univers,
ne continue de vivre que par la mort; mais cette mort n'est qu'apparente,
puisqu'elle contient le germe d'une vie nouvelle. Les révolutions, considérées
de cette manière, ne consternent plus l'ami de l'humanité, parce qu'au
delà de destructions momentanées il aperçoit un renouvellement perpétuel,
parce qu'en assistant aux plus déplorables tragédies il en connaît l'heureux
dénouement, parce qu'en voyant décliner et tomber une forme de la société,
il croit fermement que la forme future, quelles que soient les apparences,
sera meilleure que toutes les autres : telle est la consolation, l'espérance,
la foi sereine et profonde du philosophe.
Les crises de l'humanité
s'annoncent par de tristes symptômes et de sinistres phénomènes. Les
peuples qui perdent leur forme ancienne aspirent à une forme nouvelle
qui est moins distincte à leurs yeux, et les agite bien plus qu'elle ne
les console par les vagues espérances qu'elle leur donne et les perspectives
lointaines qu'elle leur découvre. C'est surtout le côté négatif des
choses qui est clair; le côté positif est obscur. Le passé qu'on rejette
est-bien connu; l'avenir qu'on invoque est couvert de ténèbres. De lÃ
ces troubles de l'âme qui souvent, dans quelques individus, aboutissent
au scepticisme. Contre le trouble et le scepticisme, notre asile inviolable
est la philosophie, qui nous révèle le fond moral et l'objet certain
de tous les mouvements de l'histoire, et nous donne la vue distincte et
assurée de la vraie société dans sou éternel idéal.
Oui, il y a une société
éternelle, sous des formes qui se renouvellent sans cesse. De toutes parts
on se demanda où va l'humanité. Tâchons plutôt de reconnaître le but
sacré qu'elle doit poursuivre. Ce qui sera peut nous être obscur : grâce
à Dieu, ce que nous devons faire ne l'est point. Il est des principes
qui subsistent et suffisent à nous guider parmi toutes les épreuves de
la vie et dans la perpétuelle mobilité des affaires humaines. Ces principes
sont à la fois très simples et d'une immense portée. Le plus pauvre
d'esprit, s'il a eu lui un coeur d'homme, peut les comprendre et les pratiquer;
et ils contiennent toutes les obligations que peuvent rencontrer, dans
le développement le plus élevé, les individus et les États. C'est d'abord
la justice, le respect inviolable que la liberté d'un homme doit avoir
pour celle d'un autre homme; c'est ensuite la charité, dont les inspirations
vivifient les rigides enseignements de la justice, sans les altérer. La
justice est le frein de l'humanité, la charité en est l'aiguillon.
Otez l'une ou l'autre,
l'homme s'arrête ou se précipite. Conduit par la charité, appuyé sur
la justice, il marche à sa destinée d'un pas réglé et soutenu. VoilÃ
l'idéal qu'il s'agit de réaliser dans les lois, dans les moeurs, et avant
tout dans la pensée et dans la philosophie. L'antiquité, sans méconnaître
la charité, recommandait surtout la justice, si nécessaire aux démocrates.
La gloire du christianisme est d'avoir proclamé et répandu la charité,
cette lumière du Moyen âge, cette consolation de la servitude, et qui
apprend à en sortir. Il appartient aux temps nouveaux de recueillir le
double legs de l'Antiquité et du Moyen âge, et d'accroître ainsi le
trésor de l'humanité. Fille de la Révolution française, la philosophie
du XIXe siècle se doit à elle-même d'exprimer enfin dans leurs caractères
distinctifs, et de rappeler à leur harmonie nécessaire, ces deux grands
côtés de l'âme, ces deux principes différents, également vrais, également
sacrés, de la morale éternelle. »
(V.
Cousin, Justice et charité.).
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