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Le commerce à l'époque moderne
Le commerce des Espagnols
Sauf au moment de la brillante domination des Maures, les Espagnols ont montré un  intérêt faible pour l'activité commerciale, si l'on excepte les Catalans. Ces derniers furent, comme leurs voisins du midi de la France ou de Gênes, de hardis navigateurs, et Barcelone devint une des grandes cités commerçantes de la Méditerranée. Même la marine castillane fut célèbre aux XIVe et XVe siècles. Mais l'Espagne qui avait été un des centres du commerce de l'Antiquité ne sut pas maintenir sa production intérieure et en tirer parti. Le commerce maritime, fait surtout par Séville, fut ruiné par l'expulsion des Juifs, puis des Maures. La fortune inespérée de la découverte de l'Amérique ne put le vivifier. Le système colonial eut pour objet d'enrichir la métropole par l'importation de métaux précieux qu'on se procura d'abord par le pillage, puis par des tributs réguliers, enfin par l'exploitation des mines. La colonisation fut lente et entravée par le monopole; on veilla à empêcher en Amérique la production de tout ce que vendait l'Espagne, non seulement les articles manufacturés, mais le vin et l'huile d'olive; pour surveiller le trafic on le concentra en une place, Séville, puis Cadiz; la chambre de commerce (casa de contratacion) fixa chaque année la nature et la qualité des exportations. Il était difficile de mieux s'attacher à la restriction du commerce. 

Outre les régions minières du Mexique et du Pérou, on attachait de l'importance aux Philippines, à cause des épices et des métaux qu'on en tirait. Chaque année ou tous les deux ans partaient d'Espagne deux escadres, la flotte pour la Nouvelle-Espagne (Mexique) et les galions pour le Pérou, 60 à 70 navires d'une part, 40 de l'autre; armés en guerre, ils jaugeaient de 500 à 800 tonnes; ils étaient affrétés par les marchands de Séville et de Cadiz; les produits américains étaient centralisés à Porto-Bello et à la Veracruz; les prix étaient fixés par une réunion des négociants des deux continents, et les échanges faits sur cette base, avec une extrême honnêteté; on vendait tous les produits d'Europe, on achetait ceux de l'Amérique; mais quand l'Espagne s'appauvrit au XVIIe siècle, on ne prit plus guère que les métaux et pierres précieuses. Dans la colonie, le négociant revendait les articles européens aux corrégidors qui les répartissaient à leurs administrés; ces distributions (repartimientos), faites d'autorité, donnaient lieu aux pires abus; on obligeait les Indiens surtout à prendre des articles de luxe qui ne leur étaient d'aucune utilité. Ceci était d'autant plus absurde que les fabriques espagnoles, de plus en plus délaissées, étaient incapables de fournir aux demandes de la consommation coloniale.

Il s'organisa par la force des choses une immense contrebande, la plus vaste que connaisse l'histoire du commerce. Le gouvernement lui-même la toléra. Les négociants hollandais, français, anglais vinrent dans le Guadalquivir ou à Cadiz apporter leurs marchandises qu'avec la connivence des autorités on transbordait à bord des galions. Tout en maintenant le principe du monopole, le roi d'Espagne se faisait indemniser par le paiement d'un indult que les galions et la flotte payaient avant leur départ 400,000 piastres pour les galions, 265,000 pour la flotte, à la fin du XVIIe siècle. Naturellement, les contrebandiers songèrent à expédier directement leurs marchandises aux colonies espagnoles. On le fit d'abord par l'entremise des Portugais qui, se dirigeant vers le Brésil, remontaient le rio de la Plata et faisaient passer les marchandises par le Paraguay au Pérou; les bénéfices payaient largement même le transport par terre. 

La contrebande directe se faisait soit clandestinement, soit en achetant les autorités coloniales; on prétextait le besoin de relâcher; les marchandises étaient emmagasinées, puis emportées et échangées de nuit. L'occupation des petites Antilles par les Hollandais, les Français, les Anglais et les Danois rendit la surveillance très difficile; les flibustiers) la rendirent presque impossible en détruisant presque la marine espagnole. Les traités d'asiento, conclus pour la traite des esclaves, masquaient la contrebande; avec les personnes on introduisait des marchandises. Les guerres navales interrompaient la navigation entre l'Espagne et ses colonies; alors les vice-rois autorisaient le commerce des neutres pour s'approvisionner. La contrebande par l'Espagne avait été faite surtout par les Français; la contrebande directe le fut par les Anglais, maîtres de la Jamaïque, et les Hollandais, maîtres de Curaçao. On estimait que, sur 54 millions d'exportations vers les colonies espagnoles au XVIIe siècle, 50 venaient des étrangers; sur 85 millions d'importations, 77 leur revenaient; ajoutez les prises des corsaires. Telles furent les conséquences d'un régime économique défectueux et de la ruine de la production espagnole. Aux Philippines, le commerce passa aux mains des Chinois; on sait que leur trafic avec l'Europe se faisait par le port mexicain d'Acapulco, auquel on envoyait un ou deux galions par an; c'étaient surtout les épices et marchandises chinoises qu'ils apportaient, quelques articles européens, et 8 à 40 millions d'argent qu'ils remportaient. Effrayé de cette exportation de numéraire, le gouvernement songea à abandonner la colonie. 

Pour l'Espagne non seulement les colonies espagnoles ne furent pas une richesse, mais elles précipitèrent la ruine de l'agriculture et de l'industrie; l'abondance subite des métaux précieux suréleva les prix de tout et causa une crise terrible. Les négociants, n'important que ces métaux, négligèrent les matières premières dont les étrangers s'emparèrent pour alimenter à bon compte leurs fabriques, et celles d'Espagne furent doublement ruinées par la surélévation des prix, alors que l'étranger fabriquait à bon marché. Les Espagnols eurent même l'idée qu'il était regrettable de donner leurs produits en échange des métaux d'Amérique et qu'ils auraient tout bénéfice à les acquérir sans rien donner en échange. Non seulement ils restreignirent le plus possible leurs exportations, mais ils prohibèrent celles du blé, du bétail, des draps, du cuir, achevant ainsi la ruine de la production locale.

Les impôts prélevés sur le commerce intérieur dépassaient ceux frappés sur le commerce extérieur; par exemple, les marchandises du pays arrivant à Cadiz payaient 8 à 10%, celles de l'étranger, 5%. Toutes les ressources de l'Espagne étaient sacrifiées à la fois. Sous les Bourbons, il y eut un peu d'amélioration : Alberoni et Charles III relevèrent l'agriculture et l'industrie, affranchirent le commerce intérieur, améliorèrent les routes. Les galions furent remplacés par des navires plus légers qui purent échapper aux corsaires, et le trafic avec l'Amérique eut lieu en toute saison; la contrebande perdit ses bénéfices; Charles III fit plus : après avoir créé un service mensuel de paquebots de la Corogne à la Havane, il autorisa en 1765 les douze principaux ports d'Espagne à commercer avec les colonies.

Très favorable à l'Espagne, ce libéralisme le fut encore plus à l'Amérique, où la production agricole prenait une extension énorme. En 1774, les colonies furent autorisées à commercer entre elles; mais il était trop tard. L'avance prise sur l'Espagne par les autres nations européennes ne put jamais être compensée.  (A.-M. B).

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