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Le
règne de Charles-Quint
Charles d'Autriche ,
souverain des Pays-Bas ,
qui allait être Carlos ler d'Espagne ,
puis l'empereur Charles-Quint, n'avait que
seize ans lorsque la mort de son grand-père Ferdinand lui laissa,
en 1516, les royaumes espagnols avec
celui de Naples .
Le vieux cardinal Ximénès exerça la régence
en attendant l'arrivée du nouveau roi. Celui-ci vint enfin, avec
son escorte de Flamands, à qui il distribua les plus hautes charges.
Ximénès, en dépit de ses services et de sa grande
autorité, fut brutalement écarté de la cour et mourut
sur ces entrefaites. Le jeune roi semblait ne voir que par les yeux de
ses conseillers flamands, qui subordonnaient la politique du royaume aux
intérêts des Pays-Bas et faisaient bon marché de ceux
de l'Espagne dans le traité de Noyon
conclu avec François Ier.
Les Espagnols consternés voyaient en leur roi un étranger
et auguraient mal du nouveau règne. La faveur accordée aux
Flamands, leur avidité, leurs extorsions causèrent beaucoup
d'irritation. Charles ne se fit reconnaître qu'avec peine par les
Cortès de Castille ;
il en eut plus encore à se faire voter un don gratuit par les Cortès
d'Aragon
et il n'obtint rien de celles de Catalogne .
La nouvelle de son élection à l'Empire en 1519
et son départ pour l'Allemagne
mirent le comble au mécontentement.
Les Comuneros.
Il était à peine parti qu'une
insurrection éclata. Les villes de Castille ,
soulevées à l'appel de Tolède, massacrèrent
les députés qui avaient voté les subsides, formèrent
une Sainte Junte et tirèrent du couvent où elle était
enfermée à Tordesillas la mère de Charles-Quint,
Jeanne la Folle, que sa faiblesse d'esprit avait fait considérer
comme incapable de régner. La révolte prenait ainsi une apparence
de légitimité. Elle s'étendit dans la Galice, l'Estrémadure,
puis à Valence, où les habitants avaient formé une
hermandad, ou ligue, contre les nobles. Ce fut la grande révolte
des « Comuneros ».
S'ils avaient payé
d'audace, ils pouvaient dicter des lois à l'empereur, imposer leurs
volontés. Ils se perdirent par la timidité de leurs doléances
et par leurs rivalités. Les nobles se séparèrent des
villes qui prétendaient leur faire restituer les biens enlevés
à la couronne. L'empereur trouva parmi eux des troupes. La bataille
de Villalar (1521)
mit fin à l'insurrection, et son chef, l'héroïque don
Juan de Padilla, porta sa tête sur l'échafaud. Charles-Quint
ne revint qu'après la victoire. Irrité de l'affront fait
à la majesté impériale, il ne sut pas se montrer clément
et il se vengea par des supplices et des confiscations. Ce fut, en Castille
au moins, le dernier effort pour la défense des vieilles libertés.
Il y eut encore la révolte des Germanias à
Valence et Majorque (1520-1522),
qui furent elles aussi étouffées dans le sang, et
Charles-Quint trouva désormais en ses sujets une soumission et une
docilité sans limite, tandis qu'il commençait contre
François Ier
cette longue lutte, qui devait, avec de rares trêves, durer quarante
années.
L'Espagne
n'était plus désormais qu'une partie de son vaste empire
et il la sacrifia en toute occasion à ses grandes combinaisons politiques.
Elle
« ne comptait que par son dévouement, ses réserves
d'hommes, ses ressources financières. Elle fournissait le levier
pour soulever le monde; elle était un moyen, non un but. Il l'épuisait
pour soumettre le monde, sans rien lui donner en échange qu'une
gloire ruineuse ».
Son gouvernement intérieur
fut détestable : il ne sut faire aucune réforme, corriger
aucun abus; il n'eut jamais le moindre souci d'alléger les charges
de ses sujets. Il ne chercha presque jamais en Espagne
ses conseillers et ses généraux. Son principal ministre,
Granvelle, qui eut sur lui une très grande et très durable
influence, était un Franc-Comtois .
Cependant il confia à un Espagnol, Los Covos, la chancellerie d'Espagne,
mais ce fut tout. Du reste, il se réservait la direction suprême
et prenait lui-même toutes les décisions. Les réclamations
des Cortès, leur insistance à exprimer les griefs de la nation
n'avaient sur lui aucune prise; il prodiguait les promesses et ne les tenait
pas. Il ne fit rien pour débarrasser l'Espagne du mal qui déjà
la rongeait et la ruinait, l'accaparement de la terre par le clergé.
Il ménagea au contraire ce clergé qui jouissait de très
grands privilèges et qui faisait au profit du roi un trafic lucratif
de dispenses et de grâces spirituelles. Comme il en tirait lui-même
de grosses ressources, il le laissa s'engraisser aux dépens de la
nation. Les Cortès ne pouvaient rien et s'inclinaient devant la
volonté royale. Une fois seulement, en 1538,
quand Charles-Quint, criblé de dettes
et sans ressources, essaya de s'attaquer aux privilèges financiers
de la noblesse et de la soumettre à l'impôt, celle-ci fit,
au nom de la nation, une opposition très vive et qui ne fut pas
sans grandeur. Ce fut la dernière fois : on s'abstint désormais
de la convoquer. L'Espagne dut se résoudre à subir sans protestation
la volonté du maître, à payer le luxe d'une cour où
dominaient les étrangers, à faire les frais d'une politique
qu'elle n'approuvait pas et où ses propres intérêts
étaient sans cesse sacrifiés.
Est-ce à dire
cependant que Charles-Quint ait été
pour elle un étranger, qu'elle n'ait pas vu en lui un souverain
national? Il s'en faut : le fils de Jeanne la Folle, s'il était
né en Flandre ,
était bien un Espagnol. Du moins il en était une caricature,
par son orgueil, par sa piété ardente et fanatique ,
son intolérance, sa haine de tout ce qui n'était pas catholique .
Pour cette raison les Espagnols se sont reconnus en lui et ils lui ont
beaucoup pardonné. Ce peuple s'est laissé sacrifier sans
regrets à des rêves de grandeur. Charles-Quint, s'il a peu
fait pour lui, a su du moins ménager et flatter son orgueil. Il
a peu séjourné en Espagne ,
mais il affectait de parler presque exclusivement la langue espagnole,
il s'était fait Espagnol d'allures et de caractère. Qu'aurait
pu reprocher un Espagnol à un souverain qui rêvait de mettre
l'Espagne à la tête des nations et de relever par elle le
catholicisme ébranlé? Ne pouvait-on payer de quelques misères
une telle gloire? Son intolérance religieuse lui fit exterminer
les Maures de Valence qu'on avait poussés à la révolte
en prétendant les obliger à se convertir et ruina pour longtemps
les riches campagnes de ce pays, mais qu'importaient les ruines? Le premier
devoir n'était-il pas d'exterminer les hérétiques?
Quand on découvrit, en Espagne quelques groupes protestants ,
il sévit cruellement dans ses États des Pays-Bas ,
il déracina le luthéranisme
à force de persécutions, et le peuple espagnol applaudissait
à ses fureurs. Il s'était attaché à ce souverain
en qui il retrouvait ses propres passions.
En même temps, se faisant le défenseur
de la catholicité et à vaincre la Réforme, Charles-Quint
chercha à conquérir l'Afrique ;
dans ces diverses entreprises, en dépit de sa puissance et de nombreuses
victoires, il échoua; il fut obligé de signer avec les Protestants
la paix d'Augsbourg
(1555), avec la France
la trêve de Vaucelles (1555);
après avoir éprouvé un grand échec devant Alger
(1541), il vit dans ses dernières
années les Turcs
lui reprendre Tlemcen, Bougie ,
Tripoli, sur la côte barbaresque ,
et continuer à piller les rivages de ses États; une seule
compensation lui venait, la conquête du Mexique ,
du Pérou, du Chili
et d'une grande partie de l'Amérique
par quelques-uns de ses sujets qu'il ne connaissait pas et dont il savait
à peine reconnaître les mérites.
Lorsque, après
la mort de sa mère, en 1555,
le vieil empereur, épuisé par les fatigues du pouvoir et
par la maladie, dégoûté de ses tentatives avortées,
las de tant d'efforts stériles et guéri peut-être de
l'ambition démesurée de ses jeunes années, il abdiqua
ses nombreux États (l'Allemagne
en faveur de son frère Ferdinand, l'Espagne ,
les Pays-Bas ,
l'Italie ,
l'Amérique en faveur de son fils Philippe)
et ce ne fut pas à la Flandre ,
son pays natal, qu'il demanda d'abriter ses derniers jours. Il avait choisi
à l'avance en Espagne ,
dans une vallée de l'Estrémadure, le lieu de sa retraite
et il s'y était fait construire, à côté du monastère
de Yuste, un palais où il vint se confiner au mois d'avril
1556. Charles-Quint
y vécut encore deux ans, se consacrant surtout à des exercices
de piété, mais ayant autour de lui une petite cour et toujours
consulté avec respect par son fils sur les grandes affaires de l'État.
Il y mourut en 1558.
L'éclat de son règne ne doit pas faire oublier qu'avec lui
a commencé la décadence espagnole. Le despotisme qu'il a
achevé d'établir n'a pas été, comme sous Ferdinand,
un instrument de progrès; il n'a pas donné à l'Espagne
l'ordre et la prospérité intérieure tout en la privant
de ses libertés; il l'a mise au service d'une politique qui devait
la conduire à la ruine. Il laissait ainsi l'Espagne épuisée
par la perte de tant d'hommes tués sur les champs de bataille ou
émigrés, le trésor vide malgré les millions
venus des Indes occidentales, la noblesse réduite à mendier
les faveurs de la cour, les Cortès obéissantes, le peuple
ébloui de tant de grandeur et à la fois fier et misérable.
-
Charles-Quint
débarque à la Goulette. - Episode de la lutte soutenue
par Charles-Quint
contre
les corsaires
barbaresques. Partie d'un bassin en vermeil (XVIe s.). (Musée
du Louvre).
Le
règne de Philippe II
A son avènement, Philippe
II est en apparence moins puissant que son père : il n'a pas
les domaines autrichiens
ni la couronne impériale, mais il se trouve, par là même,
délivré des embarras qui ont paralysé Charles-Quint.
En outre, marié depuis 1554,
en secondes noces, à Marie Tudor, il
peut disposer, jusqu'en 1558, de toutes
les forces de l'Angleterre .
Au moment où cette ressource lui manque par la mort de sa femme,
la paix de Cateau-Cambrésis
met fin en 1559 à la longue
rivalité avec la France
et lui laisse les mains libres en Italie
et en Europe .
Maître d'un empire immense, servi par d'habiles ministres : le cardinal
Granvelle, don Ruy Gomez de Silva, prince d'Eboli, Antonio Pérez,
par de bons généraux : Philibert-Emmanuel de Savoie ,
le duc d'Albe, le comte d'Egmont, plus tard Alexandre
Farnèse, ayant une excellente armée, possédant aux
Pays-Bas
les villes les plus riches de l'Europe, disposant des trésors d'Amérique ,
Philippe II a des moyens d'action illimités; toutes les ambitions
lui semblent permises. Il va mettre toutes ses forces au service de la
religion catholique ,
mais il ne distingue pas entre les intérêts de sa religion
et ceux de sa propre grandeur : il faut qu'il triomphe et que l'Espagne
domine pour que le catholicisme triomphe aussi, et ainsi, dans toutes les
entreprises de Philippe II, le but politique et le but religieux semblent
se confondre.
Espagne et Portugal.
Dans la péninsule ibérique ,
Philippe II complète l'oeuvre
de Ferdinand et de Charles-Quint;
il achève la destruction des libertés publiques, maintient
par la force l'unité religieuse, réalise enfin l'unité
territoriale par la conquête du Portugal .
Absolutiste par tempérament, il ne veut supporter aucune limitation
à son pouvoir. L'Aragon
avait gardé son autonomie administrative et certaines institutions
protectrices, comme celle du Justicia, magistrat suprême qui
devait couvrir de sa protection tout prévenu se recommandant à
lui. La disgrâce, après plusieurs années d'éclatante
faveur, d'un de ses secrétaires, Antonio Pérez, fut pour
Philippe II l'occasion de briser ces derniers privilèges. Celui-ci,
arrêté à la suite d'un meurtre, qu'il avait commis,
du reste, sur l'ordre de son maître, trouva moyen de se sauver en
Aragon, où, couvert par la protection du Justicia, il prouva que
le meurtre lui avait été ordonné. Le roi essaya en
vain de se le faire livrer. Il réussit bien à le faire ensuite
saisir par l'Inquisition ,
mais Pérez avait si bien su gagner les sympathies et intéresser
à sa cause l'opinion publique qu'une émeute éclata
et qu'on dut le relâcher. Il put s'échapper. Furieux d'être
ainsi tenu en échec, Philippe II fit entrer des troupes en Aragon;
le Justicia, don Juan de Lanuza, fit un timide essai de résistance,
puis se soumit. Philippe fit attendre quelques jours sa sentence : tout
à coup des ordres de mort arrivèrent et la tête du
Justicia tomba sur l'échafaud. D'autres exécutions suivirent.
L'Inquisition, instrument des vengeances royales, sévit cruellement.
Philippe II laissa à l'Aragon son administration particulière
et des Cortès désormais sans influence, et il fit du Justicia
un fonctionnaire du roi, révocable à sa volonté. Il
n'avait pas poussé jusqu'au bout sa victoire ni détruit complètement
les franchises aragonaises, mais l'union des deux royaumes était
désormais plus étroite et l'obéissance de l'Aragon
assurée.
S'il exigeait de ses sujets une soumission
absolue, Philippe II sut du moins leur
faire un douloureux sacrifice. Il avait eu de son premier mariage avec
une princesse portugaise, un fils, don Carlos,
de santé débile et de raison très faible. Il avait
reconnu, après quelques tentatives, l'impossibilité de l'initier
aux affaires de l'État et il en vint bientôt à craindre
de laisser, en cas de mort, son héritage aux mains d'un fou. Il
ne voulut pas faire courir ce risque à son peuple. Il enferma lui-même
son fils dans un appartement dont il fit clouer les fenêtres et le
séquestra étroitement. Le pauvre prince y mourut bientôt,
peut-être à la suite d'excès de nourriture (1568).
Sans doute Philippe II a montré à l'égard de ce fils
dont il se savait haï, mais qui n'était guère responsable,
une révoltante insensibilité, mais, du moins, il a sacrifié
ses sentiments de famille à son devoir de roi.
Catholique
intransigeant, Philippe II avait déclaré
qu'il aimerait mieux « ne pas régner que de régner
sur des hérétiques ». L'Inquisition
continua à exercer une rigoureuse surveillance. Quand on découvrit
à Séville, à Valladolid, à Tolède, quelques
groupes de réformés, on fit des arrestations en masse et
bientôt commencèrent les autodafés .
Le premier eut lieu à Valladolid en 1559
et ce fut la première cérémonie
à laquelle le roi assista en ramenant de France
sa jeune femme, Élisabeth de Valois. Quatorze hérétiques
y périrent dans les flammes. Chaque année, les mêmes
spectacles se renouvelaient dans toutes les provinces de l'Espagne .
Philippe montrait un acharnement inouï. Il était intraitable
et ne tolérait aucune nouveauté en matière de foi.
Pour mieux préserver son peuple de toute contagion, il défendit
à ses sujets d'aller s'instruire ou enseigner au dehors et ainsi
il ferma complètement l'Espagne à toute influence étrangère.
Il la préserva du moins, au prix de cette lourde intolérance,
des troubles religieux et des guerres civiles, mais elle ne reçut
pas le souffle vivifiant et régénérateur de la Réforme.
Du reste, son fanatisme
engendra aussi des guerres. Les Maures de Grenade
avaient déjà été contraints par Ferdinand
à se convertir, au mépris de la capitulation de 1492
( L'Espagne musulmane ;
La Reconquista )
: du moins ils avaient pu garder leurs moeurs, leurs usages, leur langue,
et ils continuaient à pratiquer en secret leur religion. Par un
édit de 1567, Philippe
II leur défendit de porter le costume national et de parler
la langue arabe, de prendre des bains chauds, leur ordonna de célébrer
publiquement leurs cérémonies
de famille et d'apprendre en trois ans la langue castillane. Ces exigences
provoquèrent un vaste soulèvement : il fut dompté
en deux ans, mais les rigueurs de l'Inquisition le ranimèrent. Philippe
II dut envoyer contre les révoltés son frère naturel,
don Juan d'Autriche. Celui-ci les traqua
dans les montagnes des Alpujaras, les massacra par milliers. Le roi les
bannit du pays, les fit transporter en Castille
et en Galice ou vendre comme esclaves. Ainsi disparut une population industrieuse
qui faisait la richesse de l'Espagne .
La prospérité du royaume reçut alors un coup dont
elle ne s'est jamais relevée. Il se trouva des prélats espagnols
pour accuser Philippe de tiédeur parce qu'il n'avait pas exterminé
tous les infidèles!
Philippe
II les poursuivait cependant avec un zèle infatigable et faisait
contre eux la police de la Méditerranée. Après quelques
expéditions malheureuses contre les Barbaresques
de la côte africaine, il prit part à une croisade organisée
à frais communs contre les Turcs
avec le Pape et Venise. Don
Juan d'Autriche, avec une flotte de 300 vaisseaux et 80 000 hommes,
détruisit à Lépante, dans une formidable bataille,
la flotte ottomane (1571). Mais don
Juan échoua ensuite devant Tunis et
les Vénitiens ne purent reprendre Chypre .
Néanmoins, la puissance turque était affaiblie pour longtemps
et le roi d'Espagne
apparaissait toujours comme le vrai défenseur de la chrétienté.
Philippe
II aurait pu s'assurer une gloire plus solide encore s'il avait su
rendre définitive une grande oeuvre qu'un hasard heureux, préparé
par de nombreux mariages, lui permit de réaliser, l'achèvement
de l'unité territoriale de la péninsule. Fils et mari d'infantes
portugaises, il put, en 1580, après la disparition de don Sébastien,
tué dans une expédition au Maroc ,
et la mort de son oncle et successeur, le vieux cardinal
Henri, poser sa candidature à la couronne de Portugal .
Mais il se forma un parti national portugais, hostile à l'union
avec l'Espagne ,
qui essaya de porter au trône le prieur Antonio de Crato, allié
de la famille royale. Philippe II envoya une armée commandée
par le duc d'Albe. Antonio, battu au pont d'Alcantara ,
s'enfuit et Philippe II fut reconnu roi par les Cortès de Tomar.
Il était venu recevoir l'hommage de ses nouveaux sujets et il promit
de respecter leur autonomie, de résider souvent à Lisbonne.
De fait, après quelques rigueurs contre les partisans de son rival,
il s'efforça de gagner les sympathies, il combla de faveurs la noblesse
et le clergé, puis bientôt, absorbé par d'autres tâches,
il délaissa cette oeuvre qui aurait pu et dû être l'oeuvre
capitale de son règne. En 1583,
il quitta le Portugal pour n'y plus revenir, et il le fit gouverner de
loin par les agents souvent tyranniques, sans aucun souci des revendications
des Portugais ni de leur amour-propre national. Il ne sut pas défendre
du démembrement leur immense empire colonial menacé par les
convoitises des Anglais
et des Hollandais ;
il n'eut même pas, semble-t-il, l'intuition du grand rôle qu'il
aurait pu jouer en fixant sa capitale à Lisbonne et en limitant
son effort à assurer à l'Espagne et au Portugal unis la domination
des mers et des mondes nouveaux; il ne fit rien de ce qui aurait rendu
l'union féconde et durable. Le Portugal, rattaché à
l'Espagne malgré lui, n'aspira qu'à s'en séparer et
attendit l'occasion favorable qui ne devait se présenter que soixante
ans plus tard.
Ainsi Philippe
II avait complété l'unité de la péninsule
ibérique et donné à sa monarchie
une puissance formidable en apparence. Il pouvait, semblait-il, tout oser
et tout entreprendre. La suite du règne allait montrer combien cette
puissance était précaire.
L'indépendance
des Pays-Bas.
Philippe
II ne put même en effet maintenir l'intégrité de
son empire. Au moment où il conquérait le Portugal ,
il venait de perdre une partie de ses États des Pays-Bas .
Les divers duchés, comtés, seigneuries et villes libres des
Pays-Bas, que les Habsbourg d'Espagne
tenaient de leurs ancêtres les ducs de Bourgogne ,
avaient été enfin, sous Charles-Quint,
après de longs efforts, amalgamés en un État unique
et indivisible par la pragmatique sanction
de Bruxelles
de 1549. Les sept provinces du Nord,
où se parlait le hollandais, s'étaient enrichies par la pêche
et le commerce; les dix provinces du Sud, de langue flamande et française,
la Belgique
d'aujourd'hui, prospéraient surtout par l'agriculture et l'industrie;
leurs villes, très peuplées, tiraient d'énormes ressources
du tissage des draps et des toiles. Anvers
était de beaucoup le plus grand port de l'Europe .
Il y avait dans ces provinces une bourgeoisie
opulente et cultivée, une noblesse respectée, jalouse de
son indépendance, mais très loyaliste. La Réforme
trouva dans ces riches provinces voisines de l'Allemagne
un terrain favorable. Charles-Quint essaya
en vain de l'en extirper : l'Inquisition ,
introduite par lui, y fit environ 50 000 victimes, et le vieil empereur
en abdiquant ordonna à son fils d'achever son oeuvre. Celui-ci n'y
était que trop disposé. Il avait laissé la régence
des Pays-Bas
à sa soeur naturelle, Marguerite de Parme ,
qui montrait beaucoup de modération, mais le cardinal Granvelle,
nommé par lui archevêque-primat de Malines, présida
de 1560 à 1564
à une violente persécution. La noblesse se fit l'interprète
du mécontentement public et protesta auprès de Philippe
II. Elle avait à sa tête un personnage de grande famille,
Guillaume de Nassau, prince d'Orange, élevé aux plus hautes
dignités par la faveur de Charles-Quint, riche, habile, énergique;
sa naissance, sa générosité, ses manières séduisantes,
lui avaient valu une grande popularité. Il avait l'âme assez
haute pour se dévouer entièrement, en lui sacrifiant sa fortune
et ses ambitions personnelles, à la cause qu'il défendait.
Il était de ceux qu'aucun échec ne rebute et ne décourage.
On l'a appelé le Taciturne (et il a gardé ce surnom
dans l'histoire), non qu'il fût d'humeur sombre et sévère,
mais parce qu'il savait garder un secret. Ce grand seigneur, qui penchait
secrètement pour le calvinisme ,
mais qui ne songeait nullement à une rupture avec l'Espagne ,
allait être, un peu malgré lui, le chef d'une révolution,
le créateur d'un nouvel État et l'ancêtre d'une dynastie.
Deux autres personnages, le chevaleresque
comte d'Egmont et le comte de Horn, de la famille française des
Montmorency, étaient avec lui les membres les plus influents du
Conseil de la Régente. Ce furent les premiers défenseurs
de la liberté religieuse aux Pays-Bas .
Il faut joindre à leurs noms ceux de Henri de Bréderode,
de Louis de Nassau, frère du Taciturne, et surtout de Philippe
de Marnix de Sainte-Aldegonde, qui a été l'un des plus
actifs propagateurs de la réforme calviniste
et a combattu par la plume comme par l'épée. Les nobles réussirent
bien à obtenir en 1564 le rappel
de Granvelle, mais, à la suite d'un voyage d'Egmont à Madrid,
Philippe II, au lieu de faire droit
aux doléances, ordonna des poursuites à outrance contre l'hérésie
(1565). Guillaume déclara que
« c'était le commencement d'une belle tragédie ».
Quelques jeunes nobles prirent aussitôt l'initiative d'une protestation
que rédigea Marnix : ce fut le Compromis de Bréda ,
qui demandait la suppression de l'Inquisition .
Plus de 2000 gentilshommes y adhérèrent, et 400 d'entre eux
allèrent le présenter solennellement à la Régente.
Celle-ci, sans leur faire mauvais accueil, répondit de façon
assez vague. Une tradition veut qu'un des membres de son Conseil ait traité
de gueux les protestataires. On n'en est pas sûr : en tout
cas, c'est dans un banquet qui suivit cette réception que Henri
de Brederode proposa à ses amis de se parer de ce nom qu'on leur
donnait par dérision et de prendre comme signes de ralliement la
besace de cuir et l'écuelle de bois des mendiants. Le nom resta
: Gueux de terre et Gueux de mer vont faire dès lors
une rude guerre aux Espagnols
jusqu'à expulsion complète. Philippe
II n'ayant répondu qu'en désavouant sa soeur, les calvinistes
coururent partout aux armes. Au milieu de l'effervescence générale,
ils saccagèrent et dévastèrent les églises
dans nombre de villes. Orange et Egmont étaient entraînés,
dépassés : ils désapprouvaient ces tristes exploits
« des briseurs d'images ». La Régente était impuissante
à les réprimer.
Philippe II, profondément indigné
des profanations commises, envoya aux Pays-Bas
le terrible duc d'Albe avec une armée. Son
nom seul était un programme de gouvernement. Albe était
un soldat fanatique et impitoyable, résolu à mater les hérétiques.
A son arrivée, plus de 100 000 personnes s'enfuirent et Marguerite
de Parme se hâta de donner sa démission (1567).
Egmont et Horn, partisans de la conciliation, avaient refusé de
fuir avec le Taciturne : « Adieu, prince sans terres », lui
avait dit Egmont en le quittant. - « Adieu, comte sans tête
», lui avait répliqué celui-ci. Tous deux avaient dit
vrai. Les biens de Guillaume furent confisqués, mais Egmont et Horn,
arrêtés presque aussitôt par ordre du duc d'Albe, furent,
bien que restés catholiques ,
décapités sur la grande place de Bruxelles .
Ce furent les premières victimes.
Le duc d'Albe créa,
pour poursuivre les rebelles, un Conseil des Troubles, que les habitants
ont appelé le Tribunal de Sang, qui prononça par milliers
les sentences de mort et de confiscation et qui fit plus de 20 000 victimes.
Les Pays-Bas
se couvrirent d'échafauds, de potences et de bûchers : la
population était terrifiée. Guillaume d'Orange, qui s'était
enfin prononcé ouvertement, pour le calvinisme ,
ayant pris l'offensive avec quelques troupes allemandes ,
Albe le battit sur les bords de l'Ems et le força à s'enfuir
en France .
Il rentra victorieux à Anvers
et s'y fit dresser une statue de bronze où
il était représenté foulant aux pieds les Pays-Bas
enchaînés. II pouvait annoncer superbement à Philippe
Il que la révolte était domptée. En même
temps le duc écrasait d'impôts tout le pays : le terrible
impôt de l'alcavala (impôt du dixième sur le
produit de toutes les ventes) ruinait les commerçants, aussi bien
les catholiques que les calvinistes, et provoquait un nouveau mouvement
d'émigration. Partout les affaires s'arrêtaient.
Les
Gueux.
Subitement une nouvelle foudroyante releva
les courages : en 1572, par un hardi
coup de main, une bande de 250 Gueux de mer avait enlevé la petite
place de Brielle à l'embouchure de la Meuse. Aussitôt la Zélande
puis la Hollande se soulèvent; le synode de Dordrecht proclame Guillaume
d'Orange lieutenant du roi, dont on ne songeait pas encore à se
séparer; de proche en proche le mouvement gagne les provinces du
Nord. Orange reprend l'offensive, mais la Saint-Barthélemy
lui ôte à ce moment tout espoir d'être secouru par la
France .
Mons est reprise par le duc d'Albe et cruellement
traitée; Malines est abandonnée trois jours à la soldatesque
espagnole; Harlem enfin, qui a dû capituler après un siège
héroïque où les femmes elles-mêmes ont contribué
à la défense, voit sa garnison massacrée au mépris
de la capitulation signée et 1200 de ses citoyens décapités
ou noyés dans le lac. Philippe II
lui-même fut effrayé de tant d'horreurs; il craignit de ne
plus avoir à régner que sur un désert. Une défaite
navale des Espagnols sur le Zuiderzee le décida à rappeler
le duc d'Albe (1573).
Il envoya à sa place don Luis de
Requesens, avec des instructions plus conciliantes, mais la proclamation
d'une amnistie, dont 300 personnes étaient exceptées, et
l'abolition du Conseil des Troubles ne suffirent pas à rétablir
la paix. La guerre continua dans le Nord, où Louis de Nassau fut
tué et où Leyde résista victorieusement, et en Zélande,
où Requesens mourut bientôt. Leyde, dégagée
par la flotte des Gueux de mer, eut à choisir, en récompense
de sa belle défense, entre une exemption d'impôts et une université
calviniste .
Elle choisit l'université, qui fut installée en pleine guerre
et devint bientôt une des plus célèbres de l'Europe
(1575). Pendant l'intérim entre
la mort de Requesens et l'arrivée de son successeur, don Juan
d'Autriche, un rapprochement se fit entre les provinces du Sud restées
catholiques
et celles du Nord. Une véritable constitution fut rédigée
: la Pacification de Gand faisait des Pays-Bas
une sorte d'État autonome, où chaque province garderait son
administration particulière et où régnerait la liberté
de conscience; une amnistie générale était promise;
catholiques et protestants
devaient s'allier pour éloigner les soldats espagnols (8 novembre
1576). Mais ces troupes qu'on voulait
licencier résistèrent et recommencèrent leurs ravages.
La belle ville d'Anvers ,
tombée entre leurs mains, fut abominablement saccagée 8000
personnes furent égorgées, les églises
et les riches maisons pillées, une partie de la ville dévorée
par l'incendie. Les catholiques, exaspérés, étaient
prêts à faire cause commune avec Guillaume d'Orange.
Philippe
II avait compté, pour arranger les choses, sur le prestige personnel
de son frère don Juan d'Autriche,
le vainqueur de Lépante ( L'Empire
ottoman au XVIe siècle ).
Celui-ci ne put empêcher le prince d'Orange, nommé gouverneur
de Brabant
et de Flandre ,
de faire à Bruxelles
une entrée triomphale. Il recommença la guerre et fut victorieux
à Gembloux (1577), mais il ne
put reprendre Bruxelles. Il ne sut pas non plus profiter des divisions
qui recommençaient entre calvinistes
et catholiques
et auxquelles le prince d'Orange essaya vainement de mettre fin par son
admirable projet de « Paix de Religion », qui lui fait le plus
grand honneur. Des deux parts cette pensée de tolérance fut
repoussée. La situation était des plus troubles quand don
Juan mourut, tout à fait découragé (1578).
Alexandre
Farnèse et Maurice de Nassau.
Le successeur de don
Juan, Alexandre Farnèse, le fils de Marguerite de Parme, était
un homme d'État et un général de premier ordre. Il
sut exploiter habilement les divisions de ses adversaires et rattacher
fortement à l'Espagne
les provinces du sud, qui venaient de se grouper par l'Union d'Arras.
Celles du nord, Hollande, Zélande, Gueldre, Utrecht, Groningue,
Over-Yssel et Frise, formèrent par l'Union d'Utrecht
un véritable État séparé, où, chaque
province conservant son autonomie, les questions communes seraient réglées
par des États Généraux. Un stathouder aurait le pouvoir
exécutif et la direction des forces de terre et de mer (1579).
Guillaume d'Orange fut nommé stathouder et son autorité imposa
l'union aux provinces. Un nouvel État était né, mais
ce ne fut qu'un peu plus tard, quand Philippe
II eut mis à prix la tête du prince d'Orange, que les
États Généraux rompirent ouvertement avec lui, prononcèrent
sa déchéance et proclamèrent l'indépendance
de la République des sept « Provinces Unies » (1581).
Guillaume essaya d'opposer à Farnèse
le duc d'Anjou ,
frère de Henri III, auquel il offrit,
pour avoir l'alliance de la France ,
la souveraineté des Pays-Bas .
Celui-ci ne sut pas se rendre populaire; après quelques succès,
il se compromit par une sorte de coup d'État catholique à
Anvers
et dut rentrer en France (1584). A
ce moment, Guillaume d'Orange, le libérateur, le père de
la patrie, après avoir échappé à huit tentatives
d'assassinat ourdies contre lui par l'Espagne
et par les jésuites ,
tombait à Delft sous les coups d'un fanatique, Balthazar Gérard,
qu'il avait admis dans sa familiarité. Farnèse profita de
ce crime pour poursuivre ses succès : il avait repris les places
de la Flandre
et du Brabant ,
était rentré à Bruxelles .
Enfin, après un siège de quatorze mois, il s'empara d'Anvers,
où Marnix avait fait une admirable défense.
Les Gueux de mer fermèrent aussitôt l'Escaut, et les ports
de Hollande héritèrent du commerce d'Anvers, dont la prospérité
fut ruinée pour deux siècles, mais les provinces du Sud restaient
à l'Espagne (1585).
Celles du Nord traversèrent encore
une période de crise où leur indépendance courut de
sérieux dangers. Elles voulurent se donner d'abord à Henri
III, qui refusa, puis à Élisabeth
Ire, qui
leur envoya son favori Leicester; celui-ci échoua complètement.
Elles se décidèrent enfin à confier le stathoudérat
au second fils du Taciturne, Maurice de Nassau,
qui se trouva être aussi un très habile homme de guerre. Celui-ci
arrêta les succès de Farnèse, que Philippe
II, du reste, détournait de sa tâche aux Pays-Bas
pour le faire coopérer à ses entreprises contre l'Angleterre
et contre la France .
La mort de Farnèse délivra bientôt les Provinces Unies
de leur plus redoutable ennemi, et leur alliance avec la France ,
où Henri IV avait enfin conquis son trône,
assura leur existence. Toutefois le nouvel État faillit encore porter
la peine de ses divisions. Il s'y était formé un parti républicain
et bourgeois, favorable à la paix, hostile au parti militaire qui
aurait désiré une dictature
héréditaire aux mains de la maison d'Orange. Philippe II,
après la paix de Vervins ,
avait transmis les Pays-Bas à sa fille Isabelle-Claire-Eugénie
qu'il maria à son cousin, l'archiduc Albert
d'Autriche.
Philippe
II mourut sur ces entrefaites (1598),
mais l'infante et son mari reprirent la guerre. Maurice
de Nassau remporta une grande victoire à Nieuport, mais l'archiduc
s'empara d'Ostende après un siège de trois ans, où
il sacrifia 8000 hommes. Maurice, cependant, reprenait l'offensive; les
Hollandais, maîtres de la mer, commençaient à enlever
les colonies espagnoles et portugaises. Henri IV
s'entremit : sa médiation aboutit en 1609
à la conclusion d'une trêve de douze ans, dont les deux partis
avaient un égal besoin. L'Espagne
reconnaissait implicitement l'indépendance des Provinces Unies .
Ainsi cette longue guerre, provoquée par l'intolérance de
Phlippe II, aboutissait à la création, aux dépens
de l'Espagne, d'une république
protestante ,
déjà riche et puissante, qui, au cours même de la lutte,
avait commencé à accaparer le commerce des mers et des colonies.
Les provinces du Sud, que leur attachement au catholicisme
avait fait rester aux mains de l'Espagne, étaient dépeuplées
et ruinées. Un peuple, résolu à défendre sa
liberté religieuse et son indépendance, avait tenu en échec
pendant plus de quarante ans la monarchie espagnole
et lui avait enlevé sept de ses plus riches provinces. C'est à
cette constatation d'impuissance dans ses propres États qu'avait
abouti la politique de Philippe II.
-
"Philippe
II, d'Espagne et des Indes, etc., roi catholique"
(Portrait
dû à D. Custos).
Politique de Philippe
II en Europe.
Philippe
II avait été amené, au cours de son règne,
par ses sentiments personnels, par la logique même des circonstances,
par l'entraînement de ses premiers succès, à se poser
en adversaire résolu du protestantisme en
Europe .
L'idée de la suprématie universelle lui vint avec celle de
l'extermination de la Réforme et elles
furent inséparables dans son esprit. Aussi, à partir de 1580,
on le voit agir en Europe comme chef de la chrétienté et
protecteur, parfois hautain et redouté, des papes. Il allait être
conduit ainsi à intervenir dans les affaires intérieures
des pays voisins qu'il espéra dominer ou soumettre. Ce rôle
lui valut encore d'amers déboires. Dans le Nord, il chercha à
s'entendre avec les rois de Suède
et de Pologne
en vue d'un partage du Danemark ,
mais le roi de Suède Jean III, à la suite d'un nouveau mariage
avec une princesse protestante, renonça à l'alliance espagnole
et le projet fut abandonné.
Philippe
II et l'Angleterre.
De toutes ses entreprises,
celle pour laquelle il fit l'effort le plus formidable fut son expédition
contre l'Angleterre : aucune n'échoua plus piteusement.
L'expédition
contre l'Angleterre eut d'abord pour
cause le fanatisme religieux de Philippe Il. Élisabeth,
soutenait les Huguenots de France, faisait
passer des secours à ceux des Pays-Bas; elle apparaissait en Europe
comme la protectrice du protestantisme, et, de fait était elle-même
le plus puissant des souverains protestants. Par ailleurs, la reine d'Angleterre
tenait captive depuis près de dix-neuf ans sa cousine, la catholique
Marie Stuart, reine d'Écosse. Philippe
II, qui lui était le plus puissant des souverains catholiques, se
fit le champion de cette dernière. Or, eEn 1587, Elisabeth, sous
prétexte que Marie Stuart complotait contre elle, la faisait décapiter.
Le supplice de Marie Stuart, considérée par les Catholiques
comme une martyre du fanatisme protestant, fut un nouveau prétexte
de guerre pour Philippe II.
Mais la guerre eut
en outre des causes politiques et économiques. Elisabeth, on l'a
dit, fournissait ouvertement des secours aux insurgés des Pays-Bas.
Enfin la marine anglaise commençait à se développer.
Comme les Espagnols ne permettaient pas aux navires étrangers de
venir commercer dans leurs colonies, les marins anglais se livraient à
la piraterie, ils faisaient la traite esclavagiste dans les colonies espagnoles,
arrêtaient au passage les galions d'Amérique,
venaient même s'attaquer aux ports espagnols.
En 1588, Philippe,
pour en finir avec l'Angleterre protestante et y et rétablir le
catholicisme, prépara la plus colossale
expédition que l'on eût vue depuis les Croisades. Le 22 juillet
1588 une flotte de 135 navires, armés de plus de deux mille canons,
montés par 16 000 marins, et transportant une seconde armée
de 20 000 soldats, partit sous le commandement du duc de Medina Sidona.
Elle devait aller chercher en Flandre, pour
la transporter en Angleterre, l'armée de 30 000 hommes commandée
par Alexandre Farnèse. Il semblait
que rien ne pût résister à de pareilles forces. Aussi
appela-t-on l'expédition à son départ l' «-Invincible
Armada », c'est-à-dire la flotte invincible.
Élisabeth
n'avait pas vu venir le danger; elle n'avait rien préparé
pour la défense du pays. Le patriotisme national suppléa
à tout, fournit des marins, de petits vaisseaux; des troupes furent
réunies au camp de Tilbury, près Londres,
où la reine vint elle-même enflammer les courages. L'amiral
Howard avait le commandement suprême de la flotte. Ses vaisseaux
légers, commandés par d'héroïques corsaires,
comme Francis Drake et Frobisher,
assaillirent dans la Manche les lourds vaisseaux espagnols. La tempête
fit le reste.
L'Invincible Armada
fut assaillie par les mauvais temps. Dans la mer de la Manche, les
lourds navires qui la composaient furent être harcelés par
les légers navires des Anglais. Des brûlots, c'est-à-dire
des bateaux chargés de matières enflammées, lancés
par l'ennemi au milieu de la flotte, y jetèrent l'épouvante
et provoquèrent une véritable déroute. Les vents poussèrent
les fugitifs dans la mer du Nord.
Le duc de Médina
Sidonia, pour échapper à une destruction complète,
dut faire le tour des îles Britanniques
avec les débris de sa flotte; il perdit encore, dans les dangereux
parages des Orcades, une cinquantaine de vaisseaux. Il en ramena à
peine cinquante, avec une dizaine de mille hommes. Plus de vingt mille
hommes avaient péri. Pas un soldat espagnol n'avait mis le pied
sur le sol de l'Angleterre (juillet 1588).
La marine espagnole étai ruinée,
les côtes livrées sans défense aux insultes anglaises.
En 1596, une flotte anglaise, commandée
par Drake, vint prendre Cadix, piller
et brûler la ville, et elle emporta un immense butin. Philippe II
ne put tirer aucune vengeance de toutes ces attaques; il ne réussit
même pas à provoquer un soulèvement dans l'Irlande
catholique et il perdit encore une escadre dans cette entreprise.
Philippe
II et la France.
Philippe
II espérait du moins trouver en France une compensation à
tous ces échecs. Il cherchait, à la faveur des troubles religieux,
à y établir solidement son influence, comptant bien exploiter
ces troubles à son profit. Catherine
de Médicis, dont il était le gendre, recherchait souvent
son appui; parfois aussi elle lui suscitait des embarras : le gouvernement
français favorisait des agressions contre les colonies espagnoles
ou montrait des sympathies pour les révoltés des Pays-Bas .
La Saint -Barthélemy même,
à laquelle il avait applaudi, ne modifia pas la politique française
qui restait en somme anti-espagnole. Alors Philippe II se tourna du côté
de la Ligue, qu'il soutint de ses subsides, et encouragea les entreprises
de Henri de Guise contre Henri III. Sous couleur
de défendre l'intérêt de la religion, il rêva
de dominer la France, d'en faire une dépendance espagnole ou de
la donner à sa fille. La mort du duc d'Alençon, qui faisait
du protestant Henri de Navarre l'héritier légitime du trône,
encouragea d'abord ses ambitions; celle de Henri III lui fit croire le
succès prochain. Ses agents entretenaient la guerre civile et l'exaltation
fanatique du peuple de Paris; celui-ci acclamait
les Espagnols comme des protecteurs, accueillait même avec joie une
garnison espagnole. Philippe pensa qu'il lui serait aisé de faire
élire sa fille ou de faire donner la couronne à l'archiduc
qu'il lui aurait choisi pour mari. Les États Généraux
de 1593 le détrompèrent
: ses prétentions provoquèrent une révolte du sentiment
national; les Politiques, la Satire Ménippée ,
la conversion de Henri IV achevèrent la
déroute des projets espagnols. Philippe II essaya en vain de continuer
la lutte; battu à Fontaine-Française, il traita à
Vervins en 1598 et renonça à
la France.
Ainsi partout il avait échoué
: le règne se terminait par un effondrement général
de la puissance espagnole. Sans doute l'Espagne
était grande encore : elle était encore à la tête
des nations catholiques
et elle était sur le point d'exercer en Europe
une véritable primauté littéraire et artistique, qui
a été comme un prolongement brillant de sa prépondérance
politique, mais l'heure des hautes ambitions était passée
pour elle. L'or d'Amérique
et le fanatisme religieux avaient fait leur oeuvre. La nation espagnole
s'était déshabituée du travail et elle avait usé
toutes ses ressources à une impossible croisade. L'expulsion des
Maures avait ruiné l'Espagne; elle se dépeuplait; une grande
partie du pays était en friche, il n'y avait plus de commerce ni
d'industrie; une armée de moines parasites vivait oisive aux dépens
de cette nation qui commençait à mourir de faim. Pour subvenir
à ses folles entreprises, Philippe
Il avait épuisé tous les expédients financiers;
depuis le début de son règne, ce roi, qui avait eu à
sa disposition les trésors d'Amérique, se débattait
dans des embarras pécuniaires : il dut faire des emprunts forcés,
écraser son peuple d'impôts, contracter des engagements ruineux,
sans pouvoir éviter la banqueroute finale. L'Espagne cependant ne
lui tenait pas rancune de tant de misères; elle se drapait dans
sa pauvreté, reconnaissante à son roi de la grandeur qu'il
avait rêvée pour elle, du zèle qu'il avait déployé
contre l'hérésie. Philippe II, malgré ses échecs,
resta jusqu'à son dernier jour inébranlable dans sa foi au
triomphe final du catholicisme, mais plein d'angoisses sur son oeuvre propre
et d'inquiétudes pour l'avenir. Sa fin fut triste; une répugnante
maladie, qui l'inonda de vermine, lui fit endurer de vives souffrances;
il les supporta avec résignation et mourut en recommandant à
son fils la guerre contre les infidèles et la paix avec la France
(1598).
La
Renaissance en Espagne : el Siglo de Oro
Ainsi se termina le XVIe
siècle, qui en Espagne
avait pris le nom de Siècle d'Or (Siglo de Oro). Depuis
Charles-Quint, le pays, parvenu à
son apogée politique, avait connu un grand florissement artistique
et intellectuel. De fait, l'orgueilleuse Espagne de Charles-Quint et de
Philippe II, souvent mêlée
aux affaires italiennes ,
a dû à la Renaissance
un art brillant et riche, un peu clinquant, qui convenait à ses
goûts fastueux et à ses conceptions grandioses, digne image
aussi de sa richesse peu solide. Cet art a été le produit
d'un mélange d'éléments italiens avec les formes gothiques
et les fantaisies de l'art mauresque; aussi il est d'une grande variété
décorative, exubérant, fouillé, dentelé. On
lui a donné un nom particulier: c'est le style plateresque (du mot
plata = argent), ainsi nommé parce qu'il emprunte tous ses
motifs d'ornementation à l'orfèvrerie. Dans les édifices
du temps, à Salamanque, à Burgos,
à Séville, les ordres grecs sont mariés aux pinacles
gothiques; la décoration est partout d'une abondance fastueuse.
Berruguete (1480-1561),
le plus grand artiste espagnol de ce temps, peintre, sculpteur et architecte,
éleva pour Charles-Quint le palais de Grenade et l'Alcazar
de Tolède. En sculpture ,
les tombeaux de Ferdinand et d'Isabelle,
de Philippe le Beau et de Jeanne la Folle,
dans la cathédrale
de Grenade, sont les plus riches spécimens de cet art surchargé
et prodigue. Philippe II s'écarta du style national quand il fit
construire, dans une solitude voisine de Madrid,
le grandiose, mais austère et monotone palais de l'Escurial ,
aux lignes sévères, auquel il donna la forme d'un gril, instrument
du supplice de saint Laurent, parce qu'il avait remporté sa victoire
de Saint-Quentin le jour de la fête
de ce saint.
(
L'Escurial.
Dans la peinture ,
l'Espagne
subit à la fois l'influence de la Flandre
et de l'Italie .
Elle n'a guère, au XVIe
siècle, qu'un seul peintre de très grande valeur,
Navarrete, surnommé el Mudo (
= le Sourd-muet), qui fut un disciple de Titien.
Il commence la gloire de l'école de Séville. Mais c'est un
peu plus tard, quand déjà aura commencé la décadence
politique, que l'art et la littérature s'épanouiront en Espagne
et jetteront leur brillant éclat avant le déclin final. En
littérature, c'est tout à fait à la fin du siècle
que l'Espagne ruinée et chancelante de Philippe
II trouvera son peintre inimitable, Michel
Cervantès, l'immortel auteur du Don Quichotte ,
et l'on doit aussi nommer Lope de Vega. L'époque
est encore celle de fondations des universités de Salamanque et
d'Alcala de Henares .
Mais le règne de Philippe II
avait été marqué par la ruine des derniers vestiges
de liberté, par un appauvrissement de plus en plus grand du pays,
par une exagération de l'intolérance et un redoublement des
fureurs de l'Inquisition .
Des tragédies domestiques, épouvantables comme la condamnation
à mort de son fils don Carlos, et peut-être l'empoisonnement
de sa femme Isabelle de Valois et de son frère Juan
d'Autriche, assombrissent l'histoire de ce règne despotique
qui, pour l'Espagne se termina en naufrage. (G. Pawlowski
/ HUP).
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Bartolomé
Bennassar, Bernard Vincent, Le
temps de l'Espagne : XVIe-XVIIe siècles, Hachette
, 2010.
201270557X
L'Espagne
du long Siècle d'or a su construire un empire improbable, multiple
et éclaté, sur lequel "le Soleil ne se couchait pas". Un
grand dessein politique s'est formé, qu'une dynastie chanceuse et
avisée a pu conduire grâce au dynamisme d'un peuple. En dépit
de grandes distances et disparités, la monarchie
hispanique a établi et maintenu une maîtrise que les puissances
rivales (France, Angleterre,
Empire ottoman et plus tard Pays-Bas)
ont longtemps dû admettre. En deux siècles, les Habsbourg
d'Espagne, de Charles Quint à Philippe
IV, ont réalisé un double modèle, politique et
culturel, dont Bartolomé Bennassar et Bernard Vincent soulignent
l'originalité, l'ingéniosité et la force. (couv.). |
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