|
. |
|
![]() | Miguel de Cervantes Saavedra est le plus célèbre des écrivains de langue espagnole. Il est né à Alcala de Hénarès le 7, 8 ou 9 octobre 1547, mort à Madrid le 23 avril 1616. Longtemps sa vie a été mal connue; comme pour Homère, sept villes au moins (Madrid, Tolède, Séville, Esquivias, Lucena, Alcazar de San Juan, Alcala) se disputaient l'honneur de lui avoir donné le jour; on ne savait presque rien de précis sur ses premières années, sur ses campagnes, sa captivité, sa vie laborieuse et précaire. On était réduit pour tout cela à chercher dans divers passages de ses oeuvres des allusions à ses aventures, mais il était difficile de distinguer les faits réels de ceux conçus par la vive imagination de l'auteur, et chaque biographe concevait un Cervantes à sa fantaisie. Les laborieuses recherches du P. Sarmiento, de Juan de Iriarte, de Vicente de Los Rios, de Pellicer au XVIIIe siècle, de Navarrete, Gallardo, Guerra, Hartzenbusch, Asensio, Moran, Benjumea, de Molins au XIXe siècle, ont fait découvrir dans les bibliothèques et archives un certain nombre de documents importants qui, sans nous apprendre tout ce qu'on voudrait savoir sur un tel écrivain, nous font du moins connaître les principaux événements de sa vie. Et d'abord il est certain maintenant qu'il naquit à Alcala de Hénarès; on se trouvait en présence de deux actes de baptême, l'un de Miguel de Cervantes baptisé le 9 octobre 1547 à la paroisse de Sainte-Marie-Majeure d'Alcala, l'autre de Miguel de Cervantes y Saavedra baptisé en 1558 à Alcazar de San Juan. Il est évident que ce dernier n'est pas notre auteur, quoi qu'on ait voulu dire; il n'eût pas pu, en 1571, combattre à Lépante, comme on sait que le fit le grand écrivain; de plus, celui-ci, dans une pétition qu'il fit au roi en 1590 pour obtenir un emploi en Amérique, déclarait qu'il était né à Alcala, ce que disait aussi Haedo, qui l'avait connu, dans son ouvrage Topografia é historia de Argel, publié en 1612. Miguel de Cervantes naquit donc à Alcala, et comme il y fut baptisé le 9 octobre et que l'usage en Espagne est de baptiser les enfants peu après leur naissance, on peut admettre qu'il naquit le 7 ou le 8 du même mois. Il était le quatrième enfant de Rodrigo de Cervantes et de Leonor de Cortinas, et ses parents, quoique pauvres, étaient de bonne noblesse (c'est d'un de ses ancêtres que, suivant un usage assez répandu, il prit le nom de Saavedra). Il fit ses premières études dans sa ville natale, siège alors d'une université et d'écoles florissantes, et montra de bonne heure un goût très vif pour la poésie. Il nous apprend lui-même que, tout jeune, il put assister à quelques représentations des comédies de Lope de Rueda (on ne sait pas au juste dans quelle ville) et qu'il en retint par coeur des passages assez longs, qui lui revenaient plus tard à l'esprit lorsqu'il était déjà parvenu à l'âge d'homme. Un de ses professeurs fut l'ecclésiastique Juan Lopez de Hoyos, qui s'intéressa beaucoup à lui; en 1568, le maître publia à l'occasion de la mort d'Isabelle de Valois un recueil de poésies en latin et en castillan, faites par ses élèves, et Cervantes apparaît parmi les jeunes collaborateurs avec un sonnet, quatre redondillas, une copla et une élégie en tercets. Il va sans dire que dans ces oeuvres d'un jeune homme de vingt ans, on ne trouve rien qui présage le génie de Cervantes; Lopez de Hoyos en était du moins très satisfait; il les plaçait en première ligne dans le recueil et appelait l'auteur son cher et bien aimé disciple. On a conclu quelquefois de ces compositions qu'il avait étudié sous Juan Lopez de Hoyos, à Madrid; d'autres pensent qu'il suivit deux ans les cours de l'université de Salamanque, ville qu'il paraît très bien connaître. Quoi qu'il en soit de ces détails assez difficiles à préciser, le jeune Cervantes emporta de ses études quelques notions de grec, une connaissance suffisante des auteurs latins, une connaissance plus approfondie des auteurs castillans et surtout le goût des lettres. Peut-être avait-il dès lors commencé à écrire : quelques critiques, s'appuyant sur un passage assez obscur du Viage al Parnaso, admettent qu'il avait déjà composé un poème pastoral, la Filena, qui ne nous est point parvenu; d'autres croient qu'il avait déjà écrit les premiers chants de la Galatea Au commencement de l'année 1569, nous voyons Cervantes en Italie, dans la domesticité du cardinal « Le métier des armes, disait-il dans la suite, convient à tous les hommes, mais il sied et plaît surtout à ceux qui sont bien nés et d'un sang illustre. »L'Italie était en ce moment pleine du bruit des armements contre les Turcs; le jeune homme servit dans la compagnie de Diego de Urbina, sous les ordres de Colonna, et fit la campagne d'été de 1570; embarqué sur les galères de Naples, il revint passer l'hiver en cette ville. L'armée suivante, les préparatifs de l'expédition commandée par D. Juan d'Autriche étant terminés, la compagnie de Diego de Urbina fut embarquée sur la galère Marquesa de Juan Doria, commandée par Santo-Pietro. Cervantes partit ainsi de Naples le 15 septembre et le 7 octobre 1571 assista à la fameuse bataille de Lépante. Il était alors malade, grelottant de fièvre; ses camarades voulaient l'empêcher de combattre; il refusa, se battit vaillamment au poste le plus périlleux et reçut trois coups d'arquebuse, deux dans la poitrine et un à la main gauche. Cette dernière blessure lui fit perdre l'usage de ce membre pour le reste de sa vie; plus tard, à ceux qui lui reprochaient d'être manchot, il pouvait répondre avec un noble orgueil « qu'il avait reçu ses blessures dans la plus mémorable action des siècles passés, présents et à venir ».Cervantes ne fut guéri qu'au mois d'avril 1572; durant sa longue convalescence, il fut l'objet de soins particuliers par ordre exprès de Juan d'Autriche, comme en témoignent diverses pièces officielles, et il vit, par mesure spéciale, sa solde augmentée quand il reprit sa place dans les rangs. Il est à peu près certain qu'en avril 1572 il passa dans le régiment de Lope de Figueroa, qui fut à Corfou ![]() ![]() ![]() Cervantes s'embarqua à Naples avec son frère Rodrigo sur la galère espagnole el Sol; le 26 septembre, elle donna au milieu d'une escadre barbaresque ![]() - ![]() Miguel de Cervantes. Depuis quelque temps, d'ailleurs, Miguel travaillait à se libérer lui-même; un certain nombre de chrétiens, qui avaient pu fuir de chez leurs maîtres, s'étaient réunis dans une grotte ou cave, creusée au milieu du jardin du caïd Hassan; ils y vécurent cachés plusieurs mois, grâce au concours du jardinier, esclave originaire de Navarre, ainsi que d'un renégat, El Dorador, qui désirait redevenir chrétien et rentrer en Espagne. Cervantes était comme le chef de cette petite bande d'une vingtaine de personnes et dirigeait les efforts communs. Quand son frère partit pour l'Espagne, il lui fit promettre d'envoyer de Valence, Majorque ou Ibiza, un bateau qui pût aborder en un point de la côte qu'on lui indiquerait et recueillir ce petit groupe de chrétiens. Le 20 septembre 1577, quand il jugea que l'arrivée du bateau devait être prochaine, il alla s'enfermer dans la grotte avec les autres fugitifs. Le 28, le bateau libérateur arrivait près de la côte, et, se tenant à distance pour ne pas être découvert, envoyait une barque chercher les chrétiens; mais malgré qu'il fit nuit, des Maures qui passaient la remarquèrent et prirent ceux qui la montaient. Le lendemain, le renégat, voyant que le coup avait manqué et pour se mettre bien dans les grâces du pacha, lui révéla tout le complot, et, guidés par lui, des janissaires allèrent dans la grotte saisir tous les fugitifs. Cervantes, avec beaucoup d'abnégation, déclara qu'il était le seul auteur de la trame, que c'était lui qui avait excité les autres à s'enfuir, et, conduit à Alger devant le roi, après toutes sortes de coups et d'injures, il maintint énergiquement son dire et ne dénonça aucun de ceux qui, sans y prendre part, avaient plus ou moins favorisé le complot. Le pacha le fit jeter au bagne et il aurait probablement été pendu, comme le fut le jardinier, si l'espoir d'une forte rançon n'avait déterminé le pacha à l'acheter à son maître pour 500 écus. Deux années encore, Cervantes demeura captif; deux fois il tenta de s'échapper avec quelques compagnons; une première fois par Oran, mais le Maure qui portait des lettres de lui au gouverneur, D. Martin de Cordoba, fut arrêté et pendu; une autre fois en frétant une barque, mais il fut dénoncé par le dominicain Juan Blanco de la Paz, qui le poursuivra longtemps de sa haine. Cervantes, toujours l'âme de ces tentatives, fut mis à la torture, mais ne révéla le nom d'aucun de ses complices et dissipa même habilement les soupçons qui pouvaient se porter sur eux. Pour lui, sa captivité devint plus dure; il demeura cinq mois dans un cachot et enchaîné. Dans l'intervalle, il avait écrit à Mateo Vasquez, conseiller de Philippe II, une longue supplique en vers, retrouvée par Munoz y Romero et où il montre la nécessité de détruire l'islam Sa mère et sa soeur continuèrent les démarches commencées; le 31 juillet 1579, elles remirent 300 ducats aux pères de la Merci pour contribuer à la libération de leur fils et frère, et, le 17 janvier 1580, obtinrent du roi une licence d'envoyer 2000 ducats de marchandises de Valence à Alger, permission qui devait avoir pour effet de produire des bénéfices destinés à compléter la somme nécessaire pour le rachat; mais quand les deux pauvres femmes cherchèrent à négocier la licence, on ne leur en offrit que 60 ducats. Cependant les pères de la Merci étaient partis; ils arrivèrent à Alger le 29 mai 1580. La négociation du rachat de Cervantes les retint longtemps. Hassan ne voulait le rendre que moyennant 1000 écus d'or, disant que dans le cas contraire, il l'emmènerait avec lui à Constantinople; déjà Cervantes était enchaîné sur la galère qui devait bientôt partir. Le P. Gil, chef des Rédemptoristes, fut touché de sa situation; il emprunta un peu d'argent à des marchands, appliqua au rachat de Cervantes quelques sommes provenant des aumônes et parvint enfin à le faire débarquer et mettre en liberté, moyennant 500 écus d'or, en or d'Espagne, le 19 septembre, le jour même où la galère d'Hassan partait pour Constantinople. Nous avons vu que Cervantes avait à Alger un ennemi, le dominicain Blanco de la Paz; celui-ci, après l'odieuse dénonciation qu'il avait faite, avait continué à poursuivre Cervantes de ses calomnies; sans doute pour pallier l'action qu'il avait commise, il cherchait à discréditer sa victime. II alla jusqu'à se prétendre commissaire de l'Inquisition Nous nous sommes étendus un peu sur la captivité de notre auteur à Alger, parce qu'elle a eu une influence considérable sur le reste de sa vie et que les souvenirs qu'il en garda prennent une grande place dans son oeuvre littéraire. Il partit d'Alger à la fin de l'année 1580, « éprouvant, disait-il plus tard, une des plus vives joies qu'il puisse y avoir dans la vie, celle de revenir sain et sauf dans sa patrie, après une longue captivité. [...] Il n'y a pas, dit-il ailleurs, de joie qui vaille celle de recouvrer la liberté perdue. »Les heures de joie seront rares dans la vie de l'immortel écrivain. Il n'obtint pas, en rentrant dans son humble foyer, la récompense que méritaient ses longs et brillants services. Ou l'avait oublié, peut-être aussi les calomnies de Blanco de la Paz avaient-elles produit quelque effet. Le glorieux don Juan d'Autriche, qui aurait pu se souvenir de lui et le protéger, était mort. Aussi Cervantes n'eut-il d'autre ressource que de reprendre les armes, comme avait fait son frère Rodrigo; il nous apprend lui-même, dans la pétition de 1590, qu'il servit en Portugal ![]() ![]() ![]() C'est à l'occasion de ces amours, comme il le laisse entendre dans le prologue, que Cervantes acheva, à la fin de 1583, et fit paraître à Madrid, en 1584, une pastorale dans le goût du temps, Galatea « de toutes les pièces qui ont été représentées jusqu'à ce jour, celle-là peut passer pour bonne entre les meilleures ».Ces succès de Cervantes lui procuraient des ressources et lui permettaient de s'adonner tout entier au culte des lettres; mais bientôt ils vinrent à lui manquer. « Les comédies, dit-il lui-même avec une touchante modestie, ont leurs saisons et leur temps; presque aussitôt commença à régner sur le théâtre ce prodige de la nature (el monstruo de naturaleza), le grand Lope de Vega, qui devint le monarque de la comédie et fit de tous les auteurs ses vassaux et ses sujets, remplissant le monde de comédies originales et heureuses. »Cervantes fut obligé de quitar la pluma y las comedias et de chercher un autre moyen de fournir aux besoins du ménage; ses charges s'étaient aussi aggravées, car il avait recueilli chez lui ses deux soeurs et sa nièce. La nécessité semble avoir obligé le pauvre poète à partir pour Séville, ville alors enrichie par le commerce avec le nouveau monde et qui était, comme il nous dit « amparo de pobres y refugio de desechados ». Il y fut employé par Diego de Valdivia, alcade de la Real Audiencia et chargé d'aller à Ecija recueillir du blé qui s'y conservait dans les magasins ecclésiastiques pour le service du roi. En accomplissant cet ordre, il se heurta à l'opposition de l'autorité ecclésiastique qui fulmina contre lui la censure et l'excommunication, fait prouvé par la découverte à la fin du XIXe siècle d'une procuration, datée de Séville, le 24 février 1588 par laquelle Cervantes charge Fernando de Silva de comparaître pour lui devant les proviseur, juge-vicaire et juge d'Ecija pour le faire absoudre de « la censura y excomunion (sic) que contra mi esta puesta ». Le 12 juin de la même année, il fut nommé commissaire royal, chargé de réunir en diverses parties de l'Andalousie ![]() En qualité de commissaire aux vivres, Cervantes parcourut tout le sud de l'Espagne, visitant jusqu'aux plus petites bourgades, observant les moeurs originales des habitants, cultivateurs, pâtres, gitanos, pêcheurs, hôteliers et, en même temps qu'il s'acquittait des insipides devoirs de son emploi, faisant provision d'études pour ses oeuvres littéraires. Le judicieux Navarrete croit même que le séjour en Andalousie Cervantes ne fut pas toujours heureux pendant ce séjour en Andalousie La précision avec laquelle il décrit la Manche et les moeurs de ses habitants donne bien à penser qu'il y fit un assez long séjour et on peut le placer entre l'année 1599, époque où il était à Séville, et l'année 1603 où nous le voyons revenu dans sa famille et établi avec elle à Valladolid. Mais sur les motifs de son séjour dans la Manche et de son emprisonnement, les critiques ne sont nullement d'accord. Selon les uns, il aurait été chargé de prélever les dîmes du grand prieuré de San Juan, que les habitants d'Argamasilla n'avaient pas payées, et pour ce motif ils se seraient ameutés contre lui et l'auraient jeté dans un cachot. Selon d'autres ce serait parce que, chargé de la direction de la fabrique de poudres et salpêtres de cette ville, il aurait employé à leur élaboration les eaux du Guadiana En février 1603, comme le prouvent des pièces authentiques, Cervantes était revenu dans sa famille, dont il avait été si longtemps séparé. Il s'était établi à Valladolid, où résidait la cour, sans doute avec quelque espoir de voir récompenser ses anciens services et de trouver un milieu favorable à ses productions littéraires. Mais les temps n'étaient point propices; les hommes au pouvoir étaient nouveaux et n'avaient aucune considération pour les services anciens; le triste règne du favori, duc de Lerme, était dans son plein et la littérature elle-même était tombée dans le discrédit et dédaignée. On dit que le duc de Lerme reçut mal une supplique de Cervantes et traita même assez durement l'écrivain. Quoi qu'il en soit, celui-ci vécut dès lors dans la pauvreté; sa soeur Andréa s'occupait en 1603 de raccommoder et réparer les vêtements du marquis de Villafranca, et on a retrouvé quelques-uns de ses comptes écrits de la main de Cervantes; lui-même était obligé pour vivre de faire des écritures, des comptes, des recouvrements, réduit à la mesquine profession d'agent d'affaires. II comptait aussi sur ses travaux littéraires pour entretenir sa famille, qui comprenait, outre lui et sa femme, deux soeurs, une nièce de vingt-huit ans et doña Isabel de Saavedra. Aussi cette période si misérable de sa vie fut-elle celle de sa plus grande activité littéraire; il écrivit diverses nouvelles et acheva plusieurs travaux depuis longtemps commencés, notamment la première partie du Don Quichotte. Comme devait faire tout auteur nécessiteux de ce temps, il chercha un protecteur, et dédia ce dernier ouvrage à Alonso Lopez de Zuñiga y Sotomayor, septième duc de Bejar, personnage connu pour son goût des livres et la faveur qu'il accordait aux gens de lettres. Suivant une tradition rapportée par Vicente de Los Rios, Cervantes craignant que la parodie des moeurs chevaleresques, qui est la matière du Don Quichotte Chose assez curieuse, le Don Quichotte était connu parmi les lettrés, avant même d'avoir paru. Lope de Vega, dans une lettre écrite en 1604, en parlait et le dépréciait par jalousie. Andres Perez de Léon, qui écrivait peu de jours après l'apparition du livre de Cervantes sa Picara Justina, dit que son héroïne est plus fameuse que les oeuvres les plus renommées du temps et même que Don Quichotte. On pense que Cervantes, dans un voyage qu'il paraît avoir fait à Séville en 1604, avait dû lire des passages à quelques amis, parmi lesquels Lope de Vega. Le succès de son oeuvre dut améliorer un peu la situation de fortune de Cervantes et nous le voyons vivre à Valladolid dans une prospérité relative jusqu'en juin de 1605. Même il avait été chargé par la cour d'écrire la relation des fêtes et cérémonies à l'occasion du baptême de Philippe IV, relation qui fut imprimée et où on croit reconnaître le style du grand écrivain, mais où on ne peut, étant donné le sujet, retrouver sa merveilleuse imagination. Le succès, comme il arrive toujours, suscita à Cervantes des envieux et même des ennemis. Le grand Lope de Vega, malgré qu'on ait voulu le nier, paraît bien avoir été à leur tête. De là une guerre de sonnets Un accident fâcheux vint encore troubler la tranquillité de Cervantes. Dans la nuit du 27 juin 1605, deux cavaliers se prirent de querelle sur le pont de bois de la rivière Esquiva, à Valladolid; un des deux fut grièvement blessé, et, criant au secours, vint tomber à la porte de la maison où logeait Cervantes. Celui-ci et le fils de Doña Luisa, veuve de Garibay, qui habitait la même maison, accoururent, transportèrent le blessé dans l'appartement de D. Luisa et lui donnèrent des soins; il mourut le matin du 29. La justice informa, et comme il y avait sur le motif de cette querelle quelque chose de mystérieux, on commença par emprisonner tous les témoins et parmi eux Cervantes avec sa famille. On ne fit jamais la lumière sur cette affaire, et quelques érudits pensent qu'on ne voulut pas compromettre la femme d'un fonctionnaire important, dont la coquetterie avait amené la querelle des deux cavaliers. Cervantes et sa famille furent bientôt relaxés. En 1606, la cour s'étant transportée à Madrid, il est probable que notre auteur vint aussi résider dans cette ville avec les siens; là, il avait plus de facilités pour traiter de la vente de ses livres, pour trouver quelque besogne un peu lucrative, en même temps qu'il se rapprochait d'Alcala et d'Esquivias où il avait encore des parents. On est cependant amené à croire qu'il retourna au moins une fois à Séville, au mois de juillet 1606. Le 4 de ce mois, des jeunes gens de cette ville, parmi lesquels les poètes Ruiz de Alarcon et H. de Castro Espinosa, fêtèrent la Saint-Laurent par des joutes poétiques et par un tournoi burlesque. Dans le concours de poésies improvisées, les sujets étaient : éloge Cette retraite, la tristesse et le dégoût du monde poussèrent sans doute Cervantes à se faire membre de diverses congrégations religieuses, notamment de celle du Saint-Sacrement, le 16 avril 1609; entrer dans ces congrégations était aussi, il faut le dire, une manière de faire sa cour, car elles avaient pour protecteurs déclarés le roi, le duc de Lerme, l'archevêque de Tolède et tous les grands personnages du temps. En ce moment ou peu après, l'espérance d'un avenir meilleur vint à l'esprit de l'écrivain, toujours pressé par le besoin; le comte de Lemos, le favori du jour, passait pour un véritable Mécène, et, quand il fut nommé vice-roi de Naples en 1610, il emmena avec lui les frères Argensola, amis de Cervantes, et un grand nombre de lettrés, à qui il fit obtenir des situations importantes. Notre auteur ne pouvait, vu son âge avancé et sa nombreuse famille, partir comme eux pour l'Italie; il espérait du moins que le comte de Lemos le recommanderait à la cour, et les Argensola lui avaient promis leur appui dans ce sens, mais ils oublièrent leur promesse ou peut-être ils trouvèrent l'esprit du vice-roi prévenu; toujours est-il que Cervantes n'obtint rien ou peu de chose et exprima discrètement la crainte qu'on l'eût calomnié près du vice-roi. En ces années 1609 à 1612, Cervantes publia peu de chose, seulement quelques sonnets en tête des oeuvres de ses amis et un en l'honneur de Diego Hurtado de Mendoza. Les nouvelles qu'il avait intercalées dans le Don Quichotte Dans l'intervalle, l'illustre écrivain avait éprouvé une autre infortune littéraire. On sait que, dès 1604, il avait annoncé une seconde partie du Don Quichotte et qu'en 1614 il y travaillait. Au milieu de cette dernière année parut à Tarragone un livre intitulé Segundo tomo del ingenioso hidalgo don Quijote de la Mancha, que contiene su tercera salida y es la quinta parte de sus aventuras, por el licenciado Alonso Fernandez de Avellaneda, natural de la villa de Tordesillas. Ainsi, quelque audacieux volait à Cervantes son idée, lui prenait une part de sa gloire, lui dérobait même le profit qu'il pouvait espérer dela deuxième partie de son oeuvre. De plus, dans le prologue, le plagiaire (il semble qu'il avait eu connaissance de quelques-unes des aventures que Cervantes réservait à son héros) injuriait indignement celui qu'il pillait, l'appelait manchot, envieux, qui a plus de langue que de bras, échappé de prison, etc. C'était l'oeuvre d'un ennemi, assez lâche pour se cacher sous un pseudonyme, selon les uns Argensola ou Lope de Vega, ce qui n'est pas croyable, suivant d'autres Blanco de la Paz, le délateur d'Alger, ou son confrère Andrés Perez, suivant d'autres encore fray Aliaga, confesseur du roi. Ces deux dernières opinions sont les plus vraisemblables; en tout cas, ce devait être un prêtre ou un moine, et un Aragonais Le mécontentement que Cervantes éprouva de se voir ravir la continuation de son idée le poussa à achever plus rapidement la seconde partie du Don Quichotte; elle était terminée dès le commencement de 1615, mais par suite des lenteurs de l'impression, ne parut qu'au mois d'octobre, dédiée au comte de Lemos. De la dédicace il semblerait, si l'on peut ajouter foi à ce que contiennent les dédicaces, que Cervantes avait quelques obligations à ce puissant personnage. Dans l'approbation donnée par le censeur désigné de l'ouvrage, le licencié Francisco Marqués, chapelain de l'archevêque de Tolède, la curieuse anecdote suivante appelle particulièrement l'attention. Le censeur dit : Je certifie le fait suivant : le 23 février de cette année 1615, l'illustre D. Bernardo de Sandoval y Rojas, cardinal, archevêque de Tolède, alla rendre la visite que lui avait faite l'ambassadeur de France, venu pour traiter des mariages entre les maisons de France et d'Espagne; de nombreux seigneurs de la suite, de l'ambassadeur, personnes sensées, distinguées et aimant les lettres, vinrent causer avec moi et les autres chapelains du cardinal, et nous demandèrent quels étaient les ouvrages de mérite récemment parus; et comme par hasard je vins à parler de celui-ci que j'étais chargé d'examiner, à peine ils entendirent le nom de Miguel de Cervantes qu'ils commencèrent à en faire grand éloge et dirent qu'en France et dans les pays voisins on estime beaucoup ses ouvrages, sa Galatée On voit par ce témoignage autorisé (on a, sans aucune espèce de raison, dit quelquefois que c'était Cervantes lui-même qui avait écrit cette anecdote), quelle était la gloire en Europe en même temps que la situation matérielle précaire de Cervantes. Il n'avait pour soutenir sa famille que le revenu de ses oeuvres, dont il n'était pas homme à tirer tout le parti possible, et aussi, à ce qu'il semble, de petites pensions que lui faisaient le comte de Lemos et l'archevêque de Tolède. Dans la dédicace de la seconde partie du Don Quichotte au premier de ces deux personnages, il lui promettait d'achever pour dans quatre mois un ouvrage qui vaudrait encore mieux que le Don Quichotte, Persiles y Sigismunda« Comment l'Espagne n'enrichit-elle pas un tel homme aux frais du trésor public? »Un autre de ces seigneurs répliqua avec finesse:« Si c'est le besoin qui le force à écrire, plaise à Dieu qu'il ne devienne jamais riche, pour que, avec ses oeuvres, lui qui est pauvre, enrichisse tout le monde. » ![]() « Cette fameuse chanson d'autrefois, qui commence : « Puisque j'ai mis le pied à l'étrier » me revient à l'esprit, et je puis par malheur commencer cette lettre à peu près par les mêmes paroles que la chanson : Puisque j'ai mis le pied à l'étrier Hier, on m'a donné l'extrême-onction et aujourd'hui j'écris cette lettre. Le temps qui me reste est court, les angoisses augmentent, l'espérance va en diminuant et je quitte la vie avec le regret de ne pouvoir la retenir jusqu'au moment où il me serait permis de présenter mes devoirs (besar los piés, selon la formule espagnole) à Votre Excellence. Tel serait mon contentement de vous voir heureusement de retour en Espagne, que cela me rendrait la vie; mais s'il est décidé que je dois mourir, que la volonté du ciel s'accomplisse. Qu'au moins Votre Excellence connaisse mon voeu; qu'elle sache aussi qu'elle a eu en moi un serviteur si passionné pour son service qu'il voulut même après la mort témoigner de son intention. »Avec la même sérénité, il fit son testament et demanda d'être enseveli au couvent des Trinitaires, dans lequel sa fille naturelle (quelques auteurs croient qu'elle n'était pas sa fille), doña Isabel, était religieuse. Il rendit le dernier soupir le samedi 23 avril 1616. On a dit longtemps que le jour même où l'Espagne perdait Cervantes, l'Angleterre avait à pleurer Shakespeare; le fait n'est pas exact de tout point, puisque le grand dramaturge anglais mourut quelques jours plus tard. Cervantes fut enterré, selon sa demande, dans l'église des Trinitaires, rue Cantarramas (aujourd'hui rue Lope de Vega), et non rue del Humilladero, comme on a cru longtemps; il ne paraît pas que son tombeau ait porté d'inscription, et, comme l'a constaté le marquis de Molins, il est impossible de savoir où sont les restes de l'immortel écrivain. -
Les poésies de Cervantes. « Toute sa vie, dit Prosper Mérimée, Cervantes parut croire qu'il était bien plus glorieux d'écrire en vers qu'en prose et, bien que ses poésies n'aient jamais eu de succès, il avait pour elles une certaine partialité, comme les mères en ont souvent pour leurs enfants déshérités. »Sans parler des six pièces de vers qu'il composa à vingt ans pour le recueil de son professeur Juan de Hoyos, on peut dire qu'aucune de ses compositions poétiques n'a de réelle valeur littéraire. Il n'y a pas de plan, pas de mouvement poétique; les vers sont mal faits, embarrassés, on sent que l'auteur se met l'esprit à la torture; quand les expressions ne sont pas emphatiques, le style tombe dans la platitude. La lettre en vers à Mateo Vasquez n'est guère que de la prose rimée, malgré la noblesse des sentiments et la grandeur des aspirations du pauvre captif. Les deux sonnets ![]() ![]() ![]() Quant au Viaje del Parnaso, c'est une conception assez étrange, dont les vers sont assez médiocres, mais où il y a des idées intéressantes. Après avoir parlé du voyage que le poète italien Caporali raconte avoir fait vers le Parnasse, l'auteur entreprend lui aussi ce voyage, malgré les difficultés, sa pauvreté et les longueurs de la route. Il enfourche sa fantaisie et part; Mercure en route le reconnaît et l'encourage, le fait monter dans une galère qui, de la proue à la poupe et de haut en bas, est toute faite de pièces de vers, sans mélange de prose. Le vaisseau, ainsi construit par Apollon, est venu chercher un régiment de poètes dont le dieu a besoin; si Cervantes veut l'aider à faire un choix parmi les meilleurs de l'Espagne, le Parnasse sera sauvé du siège dont le menace la poetambre (la foule famélique des mauvais poètes). Cervantes les choisit; c'est une occasion de dire son mot sur chacun d'eux et il distribue les éloges à tant de poètes obscurs que cet éloge paraît constamment une douce ironie. On part avec le chargement de bons poètes; tous sont commodément assis, tandis que Cervantes n'a pas même un manteau sur lequel il puisse s'asseoir. Il y a lutte entre les bons et les mauvais poètes; les livres volent comme des boulets. Neptune vient à l'aide d'Apollon et noie bon nombre de poétereaux; ils surnagent, mais transformés en citrouilles. Dans ce cadre d'une gaieté homérique, Cervantes a quelques beaux passages, notamment sur la vraie gloire qu'on aperçoit dans le lointain. Il a surtout dépensé des trésors de railleries sans colère et sans amertume et il n'est pas surprenant qu'une telle oeuvre lui ait donné pour ennemis et les poètes qu'il semblait louer et ceux qu'il ne nommait pas. Oeuvres dramatiques. Cervantes tient une place importante dans l'histoire du théâtre espagnol à ses débuts, et parce qu'il fut, avant l'apparition de Lope de Vega, un des auteurs les plus applaudis, et par les théories sur l'art dramatique, qu'il a semées çà et là dans Don Quichotte (chap. XLIII,1re part.), dans le Coloquio de les Perros, dans l'Adjunta au voyage du Parnasse, dans le prologue de son recueil dramatique de 1615. Ces théories sont tout le contraire de celles que Lope de Vega développa dans son Arte nuevo de hacer comedias, en 1609. Cervantes, loin de vouloir que l'auteur suive le goût du temps et s'abandonne à tous les caprices d'une imagination effrénée, réclame en faveur des règles de l'art dramatique; il ne peut admettre ces comédies improvisées, bâclées, dont Lope de Vega (on se souvient de ses 4 800 pièces) donne l'exemple : « De l'aveu de tous, les comédies d'aujourd'hui, celles de pure imagination, comme celles qui reposent sur des faits historiques, toutes ou la plupart sont sans aucune espèce de raison et n'ont ni queue ni tête [...]. La comédie doit être, comme, dit Cicéron, un miroir de la vie humaine, un exemple moral, une image de la vérité; celles d'aujourd'hui sont pleines d'extravagances, de sottises et de mauvais exemples. Y a-t-il rien de plus ridicule que de voir le héros, enfant enveloppé de langes dans la première scène du premier acte, être homme et barbu dans la seconde? [...] Que dire de la manière d'observer la vraisemblance dans les questions de temps et de lieux, puisque j'ai vu une comédie dont le premier acte se passait en Europe, le second en Asie, le troisième en Afrique? S'il y avait eu un quatrième acte, il se serait passé en Amérique et ainsi on aurait eu des scènes, dans les quatre parties du monde. Si la comédie doit être une imitation, comment l'homme d'un peu de bon sens peut-il être satisfait d'une action qui se passe au temps du roi Pépin ou Charlemagne, alors que le principal personnage en est l'empereur Héraclius, qui entre avec la croix à Jérusalem et qui prend la ville sainte, comme Godefroy de Bouillon, alors qu'il y a des siècles de l'un à l'autre. Peut-il être satisfait de voir des faits imaginaires mêlés aux vérités historiques, sans ombre de vraisemblance, avec des erreurs qui sautent aux veux? [.:.] Et si nous parlons de nos comedias divinas! que de miraclesN'est-ce pas une théorie remarquable de la comédie, remarquable surtout pour le temps et si on songe que nous sommes en Espagne? Comment avec une, telle conception du théâtre, avec la féconde imagination dont il était doué, Cervantes n'a-t-il écrit que des comédies médiocres ou même franchement mauvaises? Blas de Nasare qui, en 1749, réimprima les huit comédies et les huit entremeses du recueil de 1615, donnait de leur peu de valeur une explication assez étrange; dans son prologue il cherche sérieusement à montrer qu'en les écrivant Cervantes n'avait d'autre but que se moquer des comédies de Lope, en faire des parodies. L'abbé Lampillas, en 1789, imaginait que Cervantes avant envoyé à l'impression huit comédies et huit entremeses, l'imprimeur leur substitua d'autres ouvrages qu'il fit paraître sous le nom de l'auteur de Don Quichotte ![]() ![]() Ajoutons que comme toujours les vers sont plats ou ampoulés. Il faut dire encore que Cervantes a été malgré lui gagné au mauvais goût de son temps et que ses dernières comédies ne valent pas ses premières, écrites alors que le théâtre espagnol cherchait encore sa voie et se prêtait à tons les essais. Dans la pensée de Cervantes le théâtre devait être un moyen d'action sur l'opinion publique, un moyen d'enseignement, une école de grandeur et de patriotisme. « Si les comédies étaient bonnes, dit-il, dans le passage de Don Quichotte que nous avons déjà cité, le spectateur sortirait du théâtre, égayé par les plaisanteries, instruit par les histoires vraies, émerveillé des événements, devenu plus sage, prévenu contre les tromperies, averti par les exemples, détourné des vices et enthousiasmé pour la vertu; la bonne comédie doit produire de tels effets dans celui qui y assiste, pour rude et indifférent qu'il soit. »Cette tendance, surtout manifeste dans les tragédies qui nous restent de la première période de la vie littéraire de Cervantes, les Tratos de Argel et la Numancia, poussait l'auteur à se préoccuper fort peu de la composition. Il lui suffisait que l'idée générale fût grande, héroïque, patriotique; l'intrigue, les aventures, les personnages ne sont qu'un prétexte à l'expression de, ses sentiments et de ses désirs. Dans les Tratos de Argel le canevas c'est d'abord l'amour de Silvia et d'Aurelio qui, tombés aux mains des Algériens, sont séparés, puis se retrouvent prisonniers du Turc Youssouf. Celui-ci vient à aimer Silvia et demande à Aurelio de l'aider à obtenir les grâces de la jeune Espagnole, tandis que sa femme Zara s'amourache d'Aurelio et en fait confidence à Silvia. Fatima, servante de Zara, cherche en vain à tenter le jeune Espagnol par des promesses de plaisirs matériels; furieuse d'échouer, elle prépare contre lui des sortilèges et l'envoûte. Les furies ![]() ![]() ![]() ![]() C'est la pensée toujours présente à l'esprit de l'auteur; ici il montrera pourquoi la marine espagnole ne peut lutter contre les corsaires; ailleurs il parlera de son rêve de la conquête de l'Afrique par Don Juan d'Autriche et il manifestera l'espoir que Philippe II viendra un jour reprendre ce grand dessein. Son drame, ce n'est pas autre chose que la mise en scène de ce qu'il avait écrit à Mateo Vasquez en 1577 et même il insère dans les Tratos à Argel quelques-uns des tercets de sa lettre. Cette lutte contre les mahométans est une idée chère à Cervantes; non seulement il y revient souvent dans le Don Quichotte Les deux essais dramatiques de los Tratos de Argel ou de la Numancia
|
. |
|
| |||||||||||||||||||||||||||||||
|