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L'oeuvre de Bossuet
Aperçu La vie de Bossuet L'oeuvre de Bossuet La place de Bossuet
L'oeuvre de Bossuet est considérable, quoiqu'il n'ait commencé d'écrire qu'après quarante ans accomplis. Encore cette oeuvre, pour considérable quelle soit, ne nous est-elle pas parvenue tout entière, et, sans parler d'une Correspondance dont nous n'avons probablement pas la moitié, faut-il y noter des pertes comme celle du Panégyrique de Saint-Augustin ou de l'Oraison funèbre d'Anne d'Autriche. Le caractère général en est d'être oratoire, ou même parlée, si l'on peut ainsi dire. C'est ce que l'on oublie quelquefois, aussi bien quand il est question de juger la langue de Bossuet que celle de Molière. Littéralement, ils écrivent pour être entendus, à peine pour être lus; pour l'oreille, autant, ou plus que pour les yeux; et si quelques délicats les ont trouvés plus ou moins incorrects, négligés, obscurs et amphibologiques, il n'y a qu'à les réciter pour faire taire aussitôt les critiques. On peut, on doit même ajouter que personne dans la langue française, ni même peut-être dans aucune langue, n'a été doué comme Bossuet des qualités de l'orateur. Pour la propriété, la justesse et la splendeur de l'expression; pour une richesse ou une fécondité d'invention verbale qu'il ne partage en français qu'avec Rabelais et Victor Hugo; pour l'audace lyrique des commencements : 
Sire, ce que l'oeil n'a pas aperçu, ce que l'oreille n'a jamais entendu, ce qui n'est jamais entré dans le coeur de l'homme, ce sera le sujet de cet entretien;
Pour la liberté du tour et l'inattendu de l'image; pour le nombre et l'harmonie de la période, cette qualité qui fait souvent défaut à l'auteur des Provinciales; pour la beauté extrinsèque et nue, en quelque sorte, de la phrase; pour l'ampleur du souffle enfin, Bossuet n'est pas seulement unique, il est incomparable. Qu'on le prenne, je ne dis pas dans ses Sermons ou dans ses Oraisons funèbres, mais dans ses Histoires, mais dans ses écrits de controverse eux mêmes, dans son Instruction sur les états d'oraison, ou encore dans son Traité de la Concupiscence, l'orateur y déborde constamment l'écrivain, jusqu'à ne pouvoir pas se contenir lui-même dans les limites qu'il s'est tracées, et la dissertation théologique y tourne à l'enthousiasme de I'ode sacrée. Aussi, tandis que rien n'est plus facile que de résumer un Sermon de Bourdaloue, rien ne l'est moins que de donner, sans le reproduire, une idée d'un Sermon de Bossuet. C'est qu'il crée en quelque sorte ses plans à mesure même qu'il les développe ou qu'il les remplit, et ce qui ne serait à tout autre que lui qu'un risque perpétuel de s'égarer, donne au contraire à son éloquence quelque chose de personnel, de libre et d'imprévu, qui la fait ressembler à une force de la nature. Notez encore que comme celle de l'apôtre saint Paul, - dans le panégyrique duquel on a remarqué plus d'une fois qu'il semblerait avoir fait le portrait de sa propre éloquence, - la sienne, parmi toute sa pompe, a cet accent aussi de familiarité ou de rudesse même, qui gourmande et qui commande, et « qui ne persuade pas tant qu'il captive les entendements ». Et pour que rien n'y manque enfin, ceux-là certes n'ont pas lu le Panégyrique de l'Apôtre saint Jean ou celui de sainte Thérèse, ou les sermons encore sur la Compassion de la Vierge, qui disputent quelquefois à Bossuet la douceur et la tendresse. Et comment, en vérité, lui feraient-elles défaut, si, moins ressemblant lui-même qu'on ne le croit au caractère le plus habituel de son éloquence, tous les témoignages contemporains, depuis celui de l'abbé Le Dieu, son dernier secrétaire, jusqu'à celui de Saint-Simon, s'accordent pour louer son affabilité, sa douceur et sa bonté?

Si cependant les qualités du grand orateur se rencontrent partout dans son oeuvre, il est assez naturel qu'elles brillent d'un plus vif éclat dans son oeuvre purement oratoire. J'enveloppe sous ce nom les Oraisons funèbres, Panégyriques et Sermons, auxquels on peut joindre les Oeuvres de Morale et de Piété, c-à-d. ses Lettres de Direction, et les Elévations sur les Mystères avec les Méditations sur l'Evangile.

Les Oraisons funèbres sont au nombre de dix, dont les quatre premières en date sont moins connues que les six autres. Celle de Nicolas Cornet, imprimée d'ailleurs sans le consentement de Bossuet, à Amsterdam, en 1698, est la seule de ces quatre qui mérite une mention. Nous avons indiqué plus haut la date précise où fut prononcée la première des six autres : celle d'Henriette de France. La dernière, celle du Prince de Condé, est du 10 mars 1687. Bossuet, après les avoir imprimées séparément, chacune à sa date, en a donné lui-même une édition collective (Paris, 1689, Antoine Dezallier). Je ne saurais dire pourquoi les Oraisons funèbres de la Princesse Palatine et de Michel Le Tellier sont réputées inférieures aux trois autres. Il n'y a que celle de Marie-Thérèse où un peu de rhétorique se soit glissée, sans doute pour suppléer à la pauvreté du sujet.

Les Panégyriques, dont on peut rapprocher le genre de celui des Oraisons funèbres, en raison de l'apparat naturel qu'ils comportent, sont au nombre de vingt et un. Indépendamment de ceux que nous avons déjà cités, nommons encore le Panégyrique de saint André, celui de saint Bernard, et celui de saint François de Sales.

Il serait plus difficile de préciser avec exactitude le nombre de ses Sermons proprement dits : d'abord, parce qu'il y aurait lieu de distinguer peut-être les Sermons de vêture ou de profession; ensuite, parce que dans quelques éditions, sans aucun motif d'ailleurs, les Sermons pour les fêtes de la Vierge sont séparés des autres, forment un volume distinct; et enfin, parce qu'ils nous sont tous parvenus dans un état d'inachèvement et de mutilation que l'on pourrait presque comparer à celui des Pensées de Pascal. Il en résulte que le nombre des Sermons varie d'une édition à l'autre, selon que les éditeurs ont disjoint ou rejoint les fragments des manuscrits. 

Cela toutefois n'empêche pas qu'en gros on puisse faire entre les Sermons des différences, et distinguer au moins trois manières successives dans l'éloquence de Bossuet. La première est plutôt didactique et théologique : on en peut donner pour exemples le sermon sur la Bonté et la Rigueur de Dieu, le Premier sermon pour le Vendredi saint, ou le sermon encore pour la Fête des Anges gardiens. Bossuet enseigne, disserte et discute en chaire; il ne craint ni pour lui ni pour son auditoire de s'enfoncer et de se perdre dans les ténèbres de la « mystagogie »; la langue, déjà formée, mais non pas encore épurée, roule quelques trivialités dans le flot de son éloquence; enfin, la composition, visiblement moins libre que dans les Sermons qui suivront, a quelque chose de plus régulier, de plus rigoureux, de plus scolastique. La deuxième manière est surtout philosophique et morale : c'est celle des sermons sur l'Ambition, sur la mort, sur la Providence, sur le Délai de la Conversion, sur l'Honneur du Monde, sur la Haine des Hommes contre la Vérité, sur les Devoirs des Rois, sur la Justice

Maître maintenant du dogme, Bossuet proportionne ce qu'il en met toujours dans ses Sermons à la faiblesse de son auditoire, et, sûr de la vérité de sa religion, il aime à montrer, comme Pascal, qu'indépendamment même des autres raisons qui commandent d'y croire, elle est, de toutes les « philosophies », la seule qui soit capable d'expliquer l'homme tout entier. Sous ce rapport, le Sermon sur la Mort est particulièrement remarquable : rien de plus chrétien que le langage de l'orateur, ou même rien de plus catholique, et cependant, et en même temps, rien de plus laïque, je veux dire ici de plus universellement ou de plus profondément humain. Le style, plus abondant, plus coulant, moins coupé de citations latines et moins mêlé de mots d'école, est plus pur, moins réaliste peut-être, plus élevé que dans les premiers Sermons. Enfin la troisième manière, plus difficile à dénommer, pourrait être appelée, semble-t-il, homilétique : j'en donnerais comme modèles le Sermon pour la Pentecôte (1672); le Troisième Sermon pour la fête de la Circoncision (1687); le Troisième Sermon pour le jour de Noël (1691). On y sent l'indulgence de l'homme qui a beaucoup vu et beaucoup vécu; l'ancienne dureté s'est attendrie; la religion biblique encore, si l'on peut ainsi dire, de l'archidiacre de Sarrebourg, y est devenue la loi d'amour et de charité. Ai-je besoin d'ajouter que cet attendrissement a passé dans le style? Mais ce qui vaut la peine d'être observé, c'est que ces Sermons sont contemporains de la période la plus militante et la plus agitée de la vie de Bossuet, de l'Histoire des Variations et des Avertissements aux protestants.

Pourquoi ne les a-t-il pas lui-même publiés? Parce que jamais homme ne fut plus détaché de tout amour-propre d'auteur; et puis parce qu'il a mieux aimé les
remployer, les refondre ou les refaire dans ses Elévations sur les Mystères et ses Méditations sur l'Evangile. C'est ce que nous savons par le témoignage de l'abbé Le Dieu. Mais à ces deux ouvrages, il n'eut pas le temps de mettre la dernière main, et ce fut son neveu, l'abbé Bossuet, devenu évêque de Troyes, qui les publia : les Elévations en 1727 et les Méditations sur l'Evangile en 1731. On reprocherait volontiers à ce « petit neveu d'un grand homme » comme l'appelle Joseph de Maistre, la façon dont il exploita les papiers de son oncle; mais on n'en a pas le courage, en voyant de quelles pages la littérature française serait privée, s'il eût été, par malheur, un moins avide héritier. Peut-être Bossuet n'a-t-il rien écrit qui soit au-dessus des Méditations, mais je dirai sans hésiter qu'il n'a rien laissé qui ne soit au-dessous des Elévations sur les Mystères. Là sont comme enfouies quelques-unes de ses plus belles inspirations, où la sincérité, la naïveté même du chrétien le dispute à la profondeur du philosophe; là, on se demande à qui donc nous donnerons le nom de « penseur » si celui-là n'en est pas un qui a rendu intelligibles, claires et presque palpables les obscurités de la théologie catholique; et là enfin, on apprend de quoi la langue française est capable quand elle est maniée par un Bossuet. Il faut placer au même rang dans son oeuvre, le Traité du libre arbitre et le Traité de la concupiscence, également posthumes, également publiés par l'évêque de Troyes, en un même volume qui parut en 1731.

Les écrits didactiques de Bossuet, j'entends ceux qu'il composa pour l'instruction du dauphin, forment une seconde classe ou catégorie dans son oeuvre. Ce sont : le Discours sur l'Histoire universelle, qui parut en 1681 et dont Bossuet put corriger lui-même la troisième édition, celle de 1701; la Politique tirée des propres paroles de l'Ecriture sainte, qui ne parut qu'en 1709, précédée de la Lettre au pape Innocent XI sur l'instruction du Dauphin; enfin le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même, qui ne parut qu'en 1722. Celui-ci s'était « égaré » parmi les papiers de Fénelon, à qui Bossuet l'avait prêté, pour l'instruction du duc de Bourgogne; on ne sait pas qui en donna la première édition, mais les bibliographes attribuèrent le livre à l'archevêque de Cambrai; et ce n'est enfin qu'en 1741 qu'il fut rendu à son auteur, avec des « corrections anatomiques » et aussi, par la même occasion, quelques « corrections de style ». Les grands grammairiens du XVIIIe siècle commençaient à trouver le style de Bossuet quelque peu incorrect.

Sauf cette remarque, et aussi celle-ci, que, sans affecter d'ignorer la philosophie de Descartes, cependant Bossuet, dans ce livre, s'en est bien moins inspiré que de celle de saint Thomas, il n'y a rien d'essentiel à dire de la Connaissance de Dieu et de soi-même. C'est ce que l'on a exprimé d'une façon un peu vive et trop dédaigneuse, en disant que Bossuet « n'avait jamais eu d'autre philosophie que celle de ses vieux cahiers de Navarre »; et il est de fait au moins, qu'à Navarre, aux environs de 1645, on n'enseignait pas le cartésianisme. Le Traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même se divise en cinq livres. Dans le premier, Bossuet étudie l'Ame; dans le second, le Corps; dans le troisième, l'Union de l'Ame et du Corps, ou, comme nous dirions, les Rapports du Physique et du Moral; dans le quatrième, Dieu, Créateur de l'âme et du corps et Auteur de leur union; enfin, dans le cinquième, il traite De la Différence de l'Homme et de la Bête. Ce dernier livre, avec le second, par la nature des préoccupations qu'il décèle, est aujourd'hui le plus curieux de tout l'ouvrage. Ni l'un ni l'autre toutefois ne sauraient suffire, comme on l'a voulu longtemps, à classer Bossuet parmi les « philosophes »; et la « philosophie » de Bossuet, qui ne serait pas Bossuet s'il n'en avait une, est ailleurs.
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L'âme, ayant pour objet les vérités éternelles,
participe à leur éternité

« Par notre entendement, nous apercevons des vérités éternelles, claires et incontestables. Nous savons qu'elles sont toujours les mêmes, et nous sommes toujours les mêmes à leur égard, toujours également ravis de leur beauté et convaincus de leur certitude; marque que notre âme est faite pour les choses qui ne changent pas, et qu'elle a en elle un fond qui aussi ne doit pas changer.

[...]

Que si ces vérités éternelles sont l'objet naturel de l'entendement humain, par la convenance qui se trouve entre les objets et les puissances, on voit quelle est sa nature, et qu'étant né conforme à des choses qui ne changent point, il a en lui un principe de vie immortelle.

[...]

S'il y a quelque chose, parmi les créatures, qui mérite de durer éternellement, c'est sans doute la connaissance et l'amour de Dieu, et ce qui est né pour exercer ses divines opérations.

Quiconque les exerce, les voit si justes et si parfaites, qu'il voudrait les exercer à jamais; et nous avons, dans cet exercice, l'idée d'une vie éternelle et bienheureuse.

Et nous avons quelque expérience de cette vie, lorsque quelque vérité illustre nous apparaît, et que, contemplait la nature, nous admirons la sagesse qui a tout fait dans un si bel ordre.

Là nous goûtons un plaisir si pur, que tout autre plaisir ne nous paraît rien en comparaison. C'est ce plaisir qui a transporté les philosophes, et qui leur a fait souhaiter que la nature n'eût donné aux hommes aucunes voluptés sensuelles, parce que ces voluptés troublent en nous le plaisir de goûter la vérité toute pure [Voir le discours du pythagoricien Archytas, rapporté par Cicéron, de Senectute, cap. XII].

Qui voit Pythagore, ravi d'avoir trouvé les carrés des côtés d'un
certain triangle, avec le carré de sa base, sacrifier une hécatombe en action de grâces : qui voit Archimède, attentif à quelque nouvelle découverte, en oublier le boire et le manger [Cicéron, de Finibus bonorum et malorum, V, xx : « Quem enim ardorem studii censetis fuisse in Archimede, qui dum in pulvero quedam describit attentius, ne patriam quidem captam esse senserit? » ] : qui voit Platon célébrer la félicité de ceux qui contemplent le beau et le bon, premièrement dans les arts, secondement dans la nature, et enfin dans leur source et dans leur principe qui est Dieu [dans Le Banquet le discours de Diotime, sur l'amour et la beauté] : qui voit Aristote louer ces heureux moments où l'âme n'est possédée que de l'intelligence de la vérité, et juger une telle vie seule digne d'être éternelle, et d'être la vie de Dieu [Ethique à Nicomaque, liv. X, chap. VII.] mais qui voit les saints tellement ravis de ce divin exercice, de connaître, d'aimer et de louer Dieu, qu'ils ne le quittent jamais, et qu'ils éteignent, pour le continuer durant tout le cours de leur vie, tous les désirs sensuels : qui voit, dis-je, toutes ces choses, reconnaît dans les opérations intellectuelles un principe et un exercice de vie éternellement heureuse.

Et le désir d'une telle vie s'élève et se fortifie d'autant plus en nous que nous méprisons davantage la vie sensuelle, et que nous cultivons avec plus de soin la vie de l'intelligence.

Et il ne faut pas s'imaginer qu'elle perde cette vie en perdant son corps : car nous avons vu que les opérations intellectuelles ne sont pas, à la manière des sensations, attachées à des organes corporels. Et encore que, par la correspondance qui se doit trouver entre toutes les opérations de l'âme, l'entendement se serve des sens et des images sensibles, ce n'est pas en se tournant de ce côté-là qu'il se remplit de la vérité, mais en se tournant vers la vérité éternelle. »
 

(Bossuet, Connaissance de Dieu et de soi-même, chapitre V).

Le Discours sur l'Histoire universelle appelle des observations plus particulières. Car d'abord on le lit mal, quand des trois parties dont il est composé : les Epoques, la Suite de la Religion, et les Empires, il semble que l'on néglige assez généralement la seconde, qui était cependant, pour Bossuet, de beaucoup la plus importante. Mais de plus, on se trompe de siècle, on se croit encore et toujours contemporain de Voltaire et du baron d'Holbach, lorsqu'on adresse au Discours sur l'Histoire universelle de certaines critiques dont il serait pourtant temps de se déshabituer. Je ne parle pas de ceux qui font un grief à Bossuet, dans un Discours qui s'arrête « à l'établissement en nouvel Empire, sous Charlemagne » de n'avoir rien dit de l'Amérique. Ils prouvent uniquement qu'avant de critiquer l'ouvrage, ils ont oublié d'en lire l'Avant-Propos jusqu'au bout. Alors, qu'est-ce qu'ils en ont lu? Mais on prétend que l'Histoire universelle ne l'est pas; que d'ailleurs il n'est pas permis de subordonner, comme Bossuet, l'histoire d'Athènes ou celle de Rome à celle du peuple juif; et que ce n'est pas enfin la Providence, mais la Fortune ou la Nécessité qui gouvernent le monde. J'admets ce dernier point, mais à condition que l'on reconnaisse aussi qu'un évêque et même un chrétien ne le sauraient souscrire sans renoncer à leur foi. Sur un problème dont les éléments sont au delà de notre portée, ils ont une opinion, ou plutôt une croyance; nous en avons une autre; la leur est la meilleure pour eux comme la notre pour nous; et ni les uns ni les autres nous n'en sommes de plus grands philosophes. 

Quant à l'importance du peuple juif dans l'histoire du monde, l'un des progrès de l'érudition du XIXe siècle aura consisté précisément à la mettre en lumière, et sur ce second point Bossuet est aussi près de la vérité de l'histoire que Voltaire, avec ses plaisanteries d'un goût parfois douteux, en est au contraire éloigné. Contentons-nous ici, et pour s'en tenir aux classiques de la littérature, de renvoyer le lecteur à l'Histoire d'Israël d'Ernest Renan. Il y verra que le monde moderne est parfaitement inexplicable et incompréhensible sans l'opération du ferment hébraïque, et que la Bible a au moins dans l'histoire de l'humanité l'importance de l'Iliade et du Corpus juris. Mais, au contraire, dans une Histoire dite universelle, non seulement on peut se passer de l'Amérique et des Chinois, numerus... et fruges consumere nati, mais à la rigueur, si on le voulait, de l'Egypte et de Babylone, puisqu'elles n'arrivent à l'existence qu'en entrant dans l'orbite de la civilisation méditerranéenne. Et l'Essai sur les moeurs à lui seul en serait la preuve. Lorsque Voltaire a voulu comprendre dans le plan d'une histoire plus universelle que celle de « l'éloquent Bossuet », les Indiens et les Chinois, il n'en a trouvé qu'un moyen, ç'a été de ramasser un peu pèle-mêle tout ce qu'il en savait, pour en faire une demi-douzaine de chapitres préliminaires; - et il n'y est plus revenu. Si l'on ajoute qu'en 1760 il en savait d'ailleurs fort peu de choses, on trouvera Bossuet prudent, en 1681, de n'avoir pas voulu parler de ce qu'il ne connaissait pas. Et ainsi tous les arguments que l'on a dirigés contre l'Histoire universelle se réduiront à celui-ci : qu'il se pourrait qu'effectivement le titre en fut un peu plus large que le contenu.

Il suffira de placer sous les yeux du lecteur les principales divisions de la Politique tirée de Propres paroles de l'Ecriture sainte. L'ouvrage, auquel Bossuet n'a peut-être pas mis la dernière main, est complet en dix livres, qui sont :

I. Des Principes de la société parmi les hommes. - II. De l'Autorité, et que la royale héréditaire est la plus propre au Gouvernement. - III. De la Nature et des Propriétés de l'autorité royale. IV. Suite du précédent, et que l'autorité royale est absolue. - V. Dernier Caractère de l'autorité royale : c'est d'être soumise à la raison. - VI. Des Devoirs des sujets envers le Prince. - VII. Des Devoirs particuliers de la Royauté; ce sont d'abord les devoirs envers la Religion. - VIII. Suite des Devoirs de la Royauté : de la Justice. - IX. Des Secours de la Royauté; Bossuet entend par là, selon ses propres expressions, les Armes, les Richesses, les Finances, les Conseils. - X. Suite des Secours de la Royauté. 
Assurément, comme on le voit, par cette « table des matières », c'est ici le moins moderne des ouvrages de Bossuet, et, par delà le XVIIe siècle, nous pouvons dire qu'il nous transporte en pleine théocratie. Toutefois, pour en juger équitablement, on n'oubliera pas d'abord de le comparer au De cive de Hobbes et aux Traités Politique et Théologico-Politique de Spinoza. On remarquera ensuite que Bossuet, faisant oeuvre d'historien autant que de publiciste, y étudie la monarchie juive presque plus que celle de son temps, ce qui ne semblera d'ailleurs ni très opportun, ni très habile de la part du précepteur d'un futur roi de France. Et on se souviendra surtout que, toujours conforme à lui-même en ce point, son honnêteté naturelle, son bon sens et son humanité tempèrent, adoucissent, effacent presque à chaque ligne ce que la décision de sa parole donne à ses principes de tranché, d'excessif et d'absolu.

Je ne mentionne maintenant que pour mémoire quelques autres écrits composés par Bossuet pour l'instruction du fils de Louis XIV : une Logique, un Abrégé de l'Histoire de France, dans lequel cependant on trouve de curieux jugements sur quelques-uns des rois de France. Bossuet avait profondément étudié l'histoire, et, pour s'en convaincre, je conseille à ceux qui le pourront de parcourir le Catalogue de la Bibliothèque de MM L. Bossuet, évêques de Meaux et de Troyes. La part du neveu, l'évêque de Troyes, y est représentée par des livres légers, tels que le Roland Furieux ou les Contes de Boccace. Il les avait sans doute achetés jadis à Rome, quand son oncle l'y croyait occupé tout entier des affaires du quiétisme. Mais, au nombre des livres de tout genre sur l'histoire, et rien qu'à la classification du catalogue, qui est, - nous le savons par un document qu'on trouvera dans l'édition Lachat, - la classification même de Bossuet, quiconque a jamais su ce que c'est que se servir d'un livre, ne pourra s'y tromper. Pour n'être au-dessous ni de son métier de prédicateur, ni de ses fonctions de précepteur, Bossuet, évidemment, n'avait négligé aucune aide, aucun moyen de s'y égaler. 

Il allait trouver un nouvel emploi de sa science dans ceux de ses ouvrages qui forment la troisième et dernière catégorie de son oeuvre : ce sont les ouvrages de controverse, que l'on peut à leur tour subdiviser en trois groupes.

Nous rangeons dans le premier les ouvrages contre les protestants, parmi lesquels nous avons déjà signalé : la Réfutation du catéchisme de Paul Ferri (1655); l'Exposition de la doctrine de l'Eglise catholique sur les matières de Controverse (1670), et le Traité de la Communion sous les deux espèces, qui ne parut qu'un peu plus tard, en 1682, mais qu'il faut dater de 1678. L'Exposition de la doctrine catholique, après avoir servi d'abord à préparer la conversion de Turenne, eut ce singulier succès que les protestants reprochèrent à Bossuet d'y avoir rendu la réunion des deux confessions trop facile, en atténuant la gravité des différences qui les séparaient. Quel que soit d'ailleurs l'intérêt de ces opuscules, ils viennent tous aujourd'hui pour nous se confondre et se résumer dans cette Histoire des Variations des Eglises protestantes, qui parut en 1688, et à laquelle il faut joindre la Défense de l'Histoire des Variations, contre Basnage, et les six Avertissements aux Protestants (1689-1694), en réponse aux attaques de Jurieu.

Les deux gros volumes in-4 de l'Histoire des Variations des Eglises protestantes ne sont que le développement de cette thèse essentielle : le signe visible de la vérité, c'est l'unité, comme la multiplicité est celui de l'erreur. Si donc nous pouvons prouver aux protestants que, depuis Luther et Mélanchthon, ils ont pour ainsi dire constamment varié dans la foi, il faudra qu'ils avouent qu'ils sont hors de la vérité. Mais inversement, ne confesseront-ils pas que nous la possédons, si, depuis les temps apostoliques, nous leur montrons l'Église une, indivisible, et immuable dans la foi. On ne saurait malheureusement qu'indiquer en passant de quelle érudition exacte et étendue, de quelle souplesse, de quelle force, de quelle abondance, de quelle subtilité de dialectique Bossuet a fait preuve dans ces deux volumes, et combien de discussions, combien de narrations, combien de portraits il y a fait entrer qui sont autant de modèles de l'art d'écrire l'histoire. Mais nous ferons remarquer au moins combien la thèse, aujourd'hui si faible, était forte alors, et de nature à troubler les consciences protestantes. En effet, les réformés se flattaient, - et nous n'examinons pas s'ils avaient tort ou raison, - d'avoir ramené le christianisme à la pureté de son institution primitive, et, de toutes les accusations, s'ils en repoussaient une avec horreur, c'était celle où la logique de Bossuet les acculait : l'accusation de Socinianisme, de Tolérantisme et d'Indifférentisme.

Ils ne repoussaient pas avec moins d'horreur une autre accusation : c'était celle d'avoir triomphé par les armes, et c'est aussi celle qu'en leur nom Basnage prétendit réfuter. Bossuet lui répondit en même temps qu'au ministre anglais Burnet, par la Défense de l'Histoire des Variations, où il maintint ses dires, en les appuyant de nouveaux arguments. Il avait raison, quoique d'ailleurs Basnage n'eut pas tort. Les Réformés pouvaient soutenir que leurs intentions étaient pures et qu'ils eussent mieux aimé, dans l'intérêt même de leur cause, avoir vaincu et s'être établis par la force de la persuasion. Mais c'est ce qui n'était pas plus possible à la Réforme qu'il ne le devait être, deux cent cinquante ou trois cents ans plus tard, à la Révolution; - et nous savons aujourd'hui qu'en pareil cas rien n'est plus oiseux que de rechercher qui a commencé.

La riposte de Jurieu à l'Histoire des Variations était plus habile, et si le ministre eût été un autre homme, plus accrédité dans son propre parti, elle pouvait être plus redoutable. Il s'efforçait en effet de prouver que, bien loin d'avoir eu d'abord toute sa perfection, la doctrine catholique, pendant les trois premiers siècles, avait étrangement varié. Nous n'avons pas de peine aujourd'hui à l'en croire, et ce qu'il ne faisait encore que soupçonner, nous le savons. Malheureusement pour Jurieu, le talent, le génie et même le bon sens, qui devaient passer quelque trente ans plus tard du côté de la « philosophie », étaient alors du côté de la « foi »; et Bossuet triompha merveilleusement de son adversaire. Excité par la contradiction, animé de l'ardeur de vaincre, tout plein encore d'un sujet ou Jurieu, s'il n'était pas neuf, avait le malheur de le paraître, Bossuet se surpassa lui-même dans ses Avertissements aux Protestants. Comme il ne semble pas qu'on les lise beaucoup de nos jours, il ne sera pas inutile de signaler, comme étant encore d'un intérêt actuel, le quatrième : la Sainteté et la Concorde du Mariage violées; le cinquième : le Fondement des Empires renverses par le ministre Jurieu, qui contient par avance une réfutation des principes du contrat social; et le sixième: l'Antiquité éclaircie sur l'Immutabilité de l'Etre divin et sur l'Egalité des Trois Personnes Divines. C'est celui qu'il faut lire si l'on veut savoir ce que c'est qu'une belle discussion de théologie, et aussi si l'on veut mesurer ce qu'ont fait de progrès, en deux cents ans, la critique, l'exégèse et l'histoire.

De même qu'elle avait été précédée de quelques escarmouches, la bataille de l'Histoire des Variations fut suivie de quelques combats d'arrière-garde. On en trouve la trace dans deux autres Avertissements : sur le Prétendu accomplissement des Prophéties, et sur le Reproche d'idolâtrie fait à l'Eglise Romaine. Bossuet n'a pas imprimé le second. On peut aussi rattacher à cette grande controverse l'Explication de l'Apocalypse (1689) et l'Instruction pastorale sur les promesses de l'Eglise (1700). Pour ne rien omettre d'essentiel, nous dirons plus loin quelques mots des opuscules qui se rapportent au Projet de Réunion tenté en 1691, interrompu en 1693, et repris en 1699, sous les auspices de la cour de Hanovre.

Moins importante, mais non pas moins fameuse, la controverse du quiétisme est représentée dans l'oeuvre de Bossuet par de nombreux ouvrages. En voici les principaux : Instruction sur les Etats d'Oraison; Relation sur le quiétisme; Mystici in tuto, etc., tous datés du fort de la querelle, c.-à-d. des années 1697 et 1698. Il y faut joindre une longue Correspondance sur le Quiétisme, dont on a tort, dans les éditions, de ne pas faire suivre ou précéder immédiatement les ouvrages que nous venons de citer. Sur les parties les plus importantes de cette Correspondance comme aussi bien sur la question du quiétisme, on pourra consulter, indépendamment des livres devenus classiques, le livre consciencieux de A. Griveau : Etude sur la condamnation du Livre des Maximes des saints (Paris, 1878).

Enfin, dans une dernière classe, nous rangerons quelques ouvrages relatifs au jansénisme, au gallicanisme, ou dirigés contre Richard Simon, ce savant prêtre de l'Oratoire, en qui l'on se plaît à reconnaître aujourd'hui, pour son Histoire critique du Vieux Testament, le fondateur de l'exégèse moderne. Mais, de lui donner ce titre, n'est-ce pas en faire tort à Spinoza, pour son Traité Théologico-politique? et d'autre part, s'il en est vraiment digne, comment s'étonne-t-on ou s'indigne-t-on que Bossuet l'ait cru devoir combattre? On reproche, en effet, à Bossuet, tout entier qu'il était, dit-on, tourné vers le passé, de n'avoir pas discerné les signes de la tempête qui allait s'élever contre le christianisme, et en même temps on lui fait un grief d'avoir abusé de son éloquence et de son autorité, contre ceux qui, comme Richard Simon, sans le savoir peut-être, n'en travaillaient pas moins à préparer l'orage, Il semble qu'il faudrait choisir. Quoiqu'il en soit, Bossuet, qui s'était opposé de tout son pouvoir, en 1678, à la publication de l'Histoire critique du Vieux Testament, écrivit contre Richard Simon deux longues Instructions pastorales qui parurent : la première en 1702 et la seconde en 1703. Il travaillait d'ailleurs à une réponse plus ample et plus détaillée, quand il fut interrompu par la mort. La Défense de la tradition et des Saints-Pères, c.-à-d. de saint Augustin, que Richard Simon accusait le plus d'avoir innové dans la foi, notamment sur la matière de la grâce et de la prédestination, ne devait paraître pour la première fois qu'en 1753, moins un treizième livre, qui n'a vu le jour qu'en 1864, par les soins de F. Lachat.

Toutes ces questions se tiennent, on le voit, ou se commandent les unes les autres. En démontrant la conformité des opinions de saint Augustin avec celle des Pères qui l'avaient précédé dans l'Église, Bossuet continuait de répondre aux réformés non moins qu'aux nouveaux exégètes, à Basnage et à Jurieu autant qu'à Richard Simon. Quant à la question de la grâce et de la prédestination, sur laquelle il voulait plus particulièrement justifier Augustin, personne sans doute n'ignore que c'était la matière et le fond même du jansénisme. On s'est étonné à cette occasion que, pendant sa longue existence, Bossuet ne soit pas intervenu plus activement qu'il n'a fait dans les affaires du jansénisme. 

L'Oraison funèbre de Nicolas Cornet, qui est de 1663, une longue Lettre à l'abbesse et aux religieuses de Port-Royal, qui doit être de 1666, et que l'on a mêlée, elle aussi, tout à fait à tort, au reste de sa Correspondance, la Lettre au P. Caffaro et les Maximes sur la comédie - que je mets dans cette catégorie parce qu'elles n'ont fait que renouveler, en les rejetant au surplus dans l'oubli, les Traités de Nicole et du prince de Conti contre les comédiens et contre le théâtre, - enfin quelques indications éparses dans le Journal de l'abbé Le Dieu, voilà tout ce qui nous reste pour nous faire une idée des vrais sentiments de Bossuet, de son attitude, et de sa politique à l'égard du jansénisme; et il semble à première vue que ce soit assez peu. Mais ce peu même nous indique déjà suffisamment qu'à tout le moins il n'était pas hostile. Et, en réalité, si, du moment que Rome avait parlé, Bossuet, quelles que fussent ses relations personnelles avec Port-Royal, ne pouvait prendre ouvertement parti pour « la secte », il n'est douteux en aucune façon qu'il en approuvât presque de tous points la morale, et qu'au fond du coeur, tout au fond, si l'on veut, il ne s'entendit mieux avec l'auteur des Provinciales qu'avec celui des Maximes des Saints. C'est pour cette raison qu'il a laissé à d'autres, Bourdaloue par exemple, et surtout Fénelon, le soin de mener contre le jansénisme une guerre à laquelle il ne voulait ni ne pouvait s'opposer, mais dont il est permis de croire que l'issue ne devait pas répondre à ses secrets désirs. Trop respectueux des décisions du Saint-Siège en matière de dogme pour ne pas les faire lui-même respecter, Bossuet a en l'âme vraiment et profondément janséniste; - si c'est du moins l'avoir que d'exiger du monde qu'il se plie à la morale, et non pas de la morale qu'elle s'accommode et se proportionne au monde.

Il était difficile d'ailleurs au XVIIe siècle, de ne pas incliner vers le jansénisme, quand on était gallican; et à la vérité, Bossuet n'a pas poussé le gallicanisme jusqu'à l'hérésie, mais il était gallican, il l'était déjà dans ses thèses de Sorbonne, il l'est dans le Sermon sur l'unité de l'Eglise, et il l'est enfin dans la Defensio cleri Gallicani, cet autre ouvrage inachevé qui ne parut pour la première fois qu'en 1745. Les ultramontains ont prétendu que si l'auteur n'avait pas lui-même donné cette apologie des travaux et des actes de l'Assemblée de 1682, si même il n'y a pas mis la dernière main, c'est qu'embarrassé dans « les toiles d'araignée » où il s'était imprudemment jeté, la conviction, le courage et les forces lui firent défaut avant qu'il eût touché le terme de la tâche. Mais, pour nous faire accepter cette interprétation, ils oublient qu'il faudrait singulièrement l'étendre. Bossuet n'a publié non plus ni sa Politique tirée de l'Ecriture Sainte, ni ses Elévations sur les Mystères, ni ses Méditations sur l'Evangile, ni sa Défense de la Tradition et des saints Pères : insinuera-t-on cependant qu'il eût cessé de partager lui-même les idées qu'en d'autres temps il y avait soutenues, et que nous ayons tort, nous, aujourd'hui, de les lui imputer? C'est ainsi que, s'il n'a pas lui-même fait imprimer la Défense du clergé de France, nous n'en pouvons accuser que la fortune et les circonstances; mais vingt raisons pour une, au besoin, nous autorisent à croire que sur ce point de l'indépendance relative et de l'autonomie de l'Eglise gallicane, Bossuet pensait toujours en 1704 comme jadis en 1682 et comme en 1648.

On ne pourrait pas allonger indéfiniment cette énumération des ouvrages de Bossuet, et pourtant bien des titres y manquent encore, ainsi tous ceux des nombreux écrits qu'il a composés, en latin, sur le Livre des Psaumes, le Livre des Proverbes, le Cantique des Cantiques, etc., ou pour les fidèles du diocèse de Meaux : Catéchisme du diocèse de Meaux; Méditations pour le temps du Jubilé. Rappelons seulement ses vers, qui ne sont pas bons, mais qui, publiés à la fin du XIXe siècle comme inédits, quand ils figuraient dans les éditions depuis un quart de siècle au moins, donnèrent lieu à une étonnante discussion d'authenticité. Comme ils sont imités, presque traduits du Cantique des Cantiques, des hommes ingénieux s'avisèrent qu'on avait découvert là des « vers d'amour » de Bossuet : il ne leur restait plus qu'à rechercher l'Elvire ou la Béatrice qui les avait inspirés!

Les conditions mêmes, toutes particulières, dans lesquelles, ainsi qu'on le voit, cette oeuvre prodigieuse a été composée, achèvent d'en préciser un dernier caractère, qui est en même temps un caractère du génie de Bossuet : c'en est le parfait naturel. Bossuet, nous le disions et nous l'avons montré, n'a jamais écrit pour écrire. Il n'avait point songé à publier son Oraison funèbre d'Anne d'Autriche. Pour qu'il fit imprimer son Oraison funèbre d'Henriette de France, il fallut les instances et presque les prières de Madame, duchesse d'Orléans. Sans elle, sans la déférence de Bossuet aux désirs d'une princesse « qui connaissait si bien les ouvrages de l'esprit que l'on croyait avoir atteint la perfection quand on avait su lui plaire », l'Oraison funèbre de la reine sa mère serait allée rejoindre dans l'oubli celle de la mère de Louis XIV. C'est ici le secret de la simplicité qui s'allie chez lui sans efforts aux inspirations coutumières de la plus haute éloquence. Nul, assurément, en français, n'a dit de plus grandes choses, et nul cependant, en les disant, n'a paru moins sentir, n'a moins senti peut-être lui-même qu'il les disait. Uniquement soucieux de traduire sa pensée, vous croiriez qu'à mesure qu'il l'exprime, il l'invente, et les mots, dans son style, semblent contemporains de l'idée ou du sentiment. Il n'y a rien de plus rare au monde. 

Chez de très grands écrivains, avec un peu d'attention, on peut ressaisir le travail latent et constant du style; on les surprend en quelque sorte à l'oeuvre, essayant, choisissant, raturant, corrigeant, surchargeant; on aperçoit enfin, on reconnaît le labeur de la lime, et quelquefois même l'endroit de la soudure : tels, en vers, Racine et Boileau ; tels, en prose, La Bruyère et La Rochefoucauld; tels, au siècle suivant, Montesquieu, Buffon, Rousseau. Rien de pareil chez Bossuet; et, plus orateur peut-être en ceci qu'en tout le reste, jusque dans ceux de ses écrits dont il n'y a pas un mot qui n'ait son importance, et que conséquemment il n'ait dû calculer, il semble encore qu'il improvise. Voltaire seul, sous ce rapport, lui serait comparable, dans cette merveilleuse improvisation de soixante ans qui est sa Correspondance, si le désir de plaire ne s'y mêlait trop visiblement, non pas certes pour en corrompre, mais pour en altérer au moins le naturel. Bossuet, lui, quand il écrit, ne pense jamais à lui-même, encore bien moins au public des « connaisseurs » et des « gens de goût » il pense à son sujet, qu'il n'essaie seulement pas de mettre dans « son plus beau jour », mais dans son jour le plus vrai; et, pour exprimer enfin ce contraste en deux mots, l'un des plus grand des écrivains français en est surtout le moins homme de lettres. (F. Brunetière).

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Ego dilecto meo

« En désirs mutuels nos deux coeurs se consument,
Je suis à mon amant;
Il se livre à la fois et nos flammes s'allument
En un même moment.

Allons où la beauté du printemps nous appelle.
La campagne nous rit,
Nos arbres ont repris leur verdure nouvelle
Et le ciel s'éclaircit.

Demeurons au village et laissons de la ville
Le bruit tumultueux.
Voyons ramper la vigne et le provin fertile 
De ce bois tortueux.

Nous verrons si la fleur à l'air s'est exposée,
Ou si, pendant la nuit,
Ses tendres noeuds, nourris d'une douce rosée,
Ont enfanté du fruit.

Levons-nous, il est temps, et prévenons l'aurore.
Visitons nos vergers;

Nous sentirons l'odeur et nous verrons éclore
La fleur des orangers...

J'ai gardé, cher époux, des fruits de toute sorte,
Choisissez les plus beaux! 
Goûtez! tout est à vous, et je vous en apporte
Des vieux et des nouveaux. » 
 

(Bossuet).
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Dictionnaire biographique
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