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Bayle

Pierre Bayle est un philosophe français, né au Carlat, dans le comté de Foix (auj. Carla-Bayle, Ariège), le 18 novembre 1647, mort à Rotterdam (Pays-Bas), le 28 décembre 1706. 

Son père était pasteur au Carlat; sa mère appartenait à une famille noble du pays. Dès son enfance, il témoigna un ardent désir de s'instruire; il apprit le latin et le grec sous la direction de son père, fut envoyé en février 1666 à l'Académie de Puylaurens où il donna à l'étude ses heures de récréation, ne se reposa même pas pendant les vacances, tomba malade, se guérit, mais eut plusieurs rechutes qui le retinrent dix-huit mois au Carlat. Envoyé à Saverdun pour se guérir, il dévora les livres qu'il y trouva et fut atteint d'une fièvre dangereuse qui faillit l'emporter. En novembre 1668. il retourna à Puylaurens, où il étudia la logique et continua à lire tout ce qui lui tombait sous la main; Plutarque et Montaigne étaient toutefois ses auteurs favoris. En février 1669, il se rend à Toulouse, suit les leçons de philosophie qui se faisaient chez les jésuites, discute avec un prêtre qui logeait dans la même maison, ne peut répondre à ses raisonnements et, un mois après son arrivée, se fait catholique. II reprend l'étude de la logique et soutient des thèses publiques avec un grand succès; il essaie de convertir sa famille; mais des discussions familières avec un jeune protestant, le culte excessif des jésuites pour les créatures, l'étude de la philosophie, qui lui fait mieux connaître, dit-il, l'impossibilité de la Transsubtantiation, le conduisent à croire qu'il y a du sophisme dans les objections auxquelles il a succombé, à faire un nouvel examen du catholicisme et du protestantisme.
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Pierre Bayle.
Pierre Bayle (1647-1706).

Le 24 août 1670, il abjure là religion romaine, qu'il avait embrassée dix-sept mois auparavant. Le 5 septembre, il arrive à Genève et se remet à l'étude; il se lie avec Basnage et Minutoli, se charge de l'éducation des enfants de M. de Normandie. A Toulouse, il avait étudié la scolastique et y était devenu fort habile. A Genève, il trouva Chouet, qui enseignait depuis 1669 le cartésianisme. Bayle défendit d'abord avec beaucoup de chaleur et d'habileté la doctrine péripatéticienne, mais ne tarda pas à l'abandonner pour la philosophie de Descartes. En 1672, il devint gouverneur des enfants du comte de Dhona et résida deux ans à Coppet, s'y ennuya, se rendit à Rouen où il se chargea de l'éducation du fils d'un marchand et quitta cette ville en mars 1675, après avoir reconnu que son élève n'avait aucune disposition pour l'étude.

Il vint alors à Paris : les arts et les sciences qui y fleurissaient, le grand nombre d'excellentes bibliothèques, les conférences qui s'y tenaient toutes les semaines sur toutes sortes de sujets étaient pour lui des attraits auxquels il ne put résister. Il entra comme précepteur chez M. de Beringhem avec 200 F de traitement par an. En août 1675, sur l'invitation de son ami Basnage qui faisait sa théologie et de Jurieu, pasteur et professeur de théologie, il se rendit à Sedan, concourut pour une chaire de philosophie vacante à l'Académie, soutint des thèses sur le temps, composées en 24 heures, l'emporta sur ses concurrents et ouvrit ses leçons publiques le 11 novembre. C'est sans regret qu'il renonça au préceptorat : le titre de précepteur, écrit-il, est indigne d'un honnête homme; c'est un métier bas et pénible; c'est un esclavage d'avoir sur les bras du matin au soir des écoliers fols et indisciplinés qui vous font haïr les études et ne vous laissent pas un moment pour le travail personnel.

Bayle avait vingt-huit ans quand il arriva à Sedan. Il était obligé de donner cinq heures par jour à ses écoliers, peu nombreux à la vérité, puisqu'il nous apprend qu'il fit sa première campagne avec très peu de monde, la commençant avec quatre personnes et la finissant avec moins encore; mais la composition de son cours, qui lui demanda deux années, la révision de ce cours, les additions qu'il y fit, les leçons particulières et publiques prenaient tout son temps et ne lui laissaient guère de loisir que pendant ses vacances. En 1679, devenu un peu plus libre, il fait la critique d'un ouvrage de Poiret, qui trouve à son adversaire beaucoup de pénétration et de politesse; en 1680, il compose une dissertation pour rétablir dans toute leur force les arguments des philosophes dont la doctrine de l'essence et des propriétés des corps était, selon le P. Valois, conforme aux erreurs de Calvin sur l'eucharistie : l'auteur, dit-il, a prouvé invinciblement, ce qui au fond n'était pas difficile, que les principes de Descartes sont contraires à la foi de l'Eglise romaine. En juillet 1681, l'Académie, de Sedan est supprimée par Louis XIV, qui préludait à la révocation de l'édit de Nantes. Bayle se trouvait sans ressource à l'âge de trente-quatre ans : le comte de Guiscard l'engagea à embrasser la religion romaine, en lui proposant de grands avantages; Bayle refusa.

Grâce à M. de Paets, conseiller de la ville de Rotterdam, Bayle obtint une pension et le droit d'enseigner la philosophie dans cette ville; puis on érigea, pour lui et pour Jurieu, une Ecole illustre dans laquelle il fut nommé professeur de philosophie et d'histoire, avec un traitement de 500 florins : le 8 décembre 1681, il faisait sa première leçon. Le 11 mars 1682 paraissait la Lettre sur les Comètes, dans lesquelles, à l'occasion d'un de ces phénomènes qui venait de paraître, il attaqua le préjugé vulgaire qui y voyait un présage effrayant. Bayle, qui n'y mit pas son nom, essayait d'établir que si les comètes étaient un présage de malheurs, Dieu aurait fait des miracles pour confirmer l'idolâtrie dans le monde. Par un procédé qu'il a fréquemment employé, il introduit dans ce travail bon nombre d'idées qui ne semblent pas, à première vue, avoir un rapport bien marqué avec le sujet qu'il s'est proposé de traiter.

Il ne faut pas juger en philosophie, dit-il, par la pluralité des voix; le consentement des peuples à reconnaître la divinité n'est pas une preuve certaine de son existence, car il est difficile de discerner ce qui vient de la nature et ce qui vient de l'éducation; il n'est pas sûr que les impressions de la nature soient un signe de vérité et enfin, en admettant la valeur de cette preuve, on établirait la pluralité des dieux, on porterait chaque nation à préférer à toute autre la croyance de ses ancêtres, on autoriserait beaucoup d'erreurs et de superstitions. S'il insiste ainsi sur le peu de confiance que méritent les opinions anciennes et généralement admises, c'est qu'il se propose de soutenir une thèse qui devait choquer ses contemporains, mais qui était destinée à obtenir un grand succès au siècle suivant. D'un côté il soutient, au nom de l'expérience, que la croyance en Dieu ne corrige pas les inclinations vicieuses, que les gens les plus perdus de moeurs demeurent persuadés de l'existence de Dieu; de l'autre, il affirme que l'athéisme ne conduit pas nécessairement à la corruption, que les athées ne se sont pas signalés par l'impureté des moeurs, qu'une société d'athées se ferait des lois de bienséance et d'honneur, que les athées n'ignorent pas la différence du bien et du mat moral : qu'enfin l'athéisme, ayant eu ses martyrs parmi lesquels on compte Vanini, c'est une preuve indubitable qu'il n'exclut pas les idées de gloire et d'honnêteté.

Quatre mois plus tard était publiée à Amsterdam la Critique générale de l'Histoire du Calvinisme du P. Maimbourg. L'ouvrage eut un grand succès, même en France où le prince de Condé ne pouvait se lasser de le lire, où M. de la Reynie le faisait à regret brûler en place de Grève. Comme dans la Lettre sur les Comètes, Bayle soutenait qu'on peut être religieux sans avoir des moeurs réglées et qu'il n'est pas possible de conclure de la mauvaise doctrine à la mauvaise conduite. Il se faisait surtout le champion de la tolérance, combattait la maxime qu'il ne faut souffrir qu'une religion dans l'Etat, appelait la Saint-Barthélémy l'éternelle honte de la religion romaine, montrait que la violence ne convient pas plus à la vraie religion qu'à la fausse, car la vraie religion, étant faite pour éclairer les autres et pour leur fournir un modèle de perfection, doit leur donner un exemple de ce qu'il faut qu'elles fassent, et pratiquer par conséquent la première « cette débonnaireté qu'elle croit que les autres sont obligées d'avoir à son égard ». 

Il s'appuyait sur la parabole Contrains-les d'entrer, pour remarquer que tous les chrétiens, se croyant les dépositaires de l'Ecriture et obligés de lui obéir, auraient tous, comme les catholiques, le droit d'user de violence envers leurs adversaires. Dire avec le P. Maimbourg que les souverains n'ont pas de plus dangereux ennemis que ceux de l'Eglise, c'est, selon lui, affirmer que les empereurs eurent raison autrefois contre l'Eglise. Bayle se moque de la confession auriculaire, qui ne sert de rien pour la réformation des moeurs, comme l'avoue Arnauld, et des émotions dont les confesseurs sont quelquefois embrasés; il raille tout à la fois les jansénistes et les jésuites. Il croit avoir raison de ne rechercher dans l'histoire que l'esprit, les préjugés, les intérêts et le goût du parti dans lequel se rencontre l'historien; il affirme que la partialité des historiens modernes entraîne vers le pyrrhonisme historique un très grand nombre de gens d'esprit et ajoute que La Mothe le Vayer, un des plus habiles hommes du siècle, accuse les anciens historiens de la même partialité. Jurieu avait composé une réfutation de l'ouvrage du P. Maimbourg, qui fut beaucoup moins goûtée que celle de Bayle : 

« Le livre de Bayle, disait Ménage, est d'un honnête homme; celui de Jurieu, d'une vieille de prêche. » 
Jurieu ne pardonna pas à Bayle d'avoir mieux réussi que lui, même auprès de leurs communs adversaires.

A la fin de 1682, la soeur de Jurieu essaya de marier Bayle avec une demoiselle jeune, jolie, de très bon sens, douce, sage, maîtresse de ses volontés et qui avait au moins 15,000 écus.

« Je ne sais, écrivait Bayle en 1678, si un certain fond de paresse, un trop grand amour du repos et d'une vie exempte de soins, un goût excessif pour l'étude et une humeur un peu portée au chagrin ne me feront pas toujours préférer l'état de garçon à celui d'homme marié.-» 
Mlle Dumoulin eut beau insister, elle ne réussit pas à le décider au mariage.

En 1683, Bayle édita différents ouvrages de ses amis protestants. En 1684, il donna un Recueil de quelques pièces curieuses concernant la philosophie de Descartes, avec une préface dans laquelle il déplorait la servitude où les écrivains se trouvaient en France :

« L'inquisition qui s'y établit à grands pas, disait-il, empêche plusieurs beaux ouvrages de paraître et rebute les plus célèbres auteurs. »
Le 27 mai, il publiait le premier numéro d'un journal mensuel, les Nouvelles de la république des lettres, qu'il fit paraître pendant trois ans avec un grand succès. Bayle avait annoncé dans la préface qu'il serait plutôt, en matière de religion, un rapporteur qu'un juge; que, pour faire l'éloge des grands personnages, il n'examinerait pas de quelle religion ils ont été : il suffira, disait-il, qu'ils aient été célèbres par leur science et les moines illustres n'obtiendront pas moins de justice que les autres savants, car au point de vue de la science (le seul auquel il veuille se placer) tous les hommes illustres de la république des lettres sont égaux, parents, frères.

Il fit ce qu'il avait promis et donna le compte rendu aussi exact qu'impartial des livres et des événements les plus divers. Il parle du livre de Van Dale sur les Oracles, de l'ouvrage qu'en tire Fontenelle et des lettres choisies de Gui Patin, il est joyeux de la querelle de Malebranche et d'Arnauld qui pourra produire de beaux éclaircissements, expose fidèlement les arguments des deux adversaires, qu'il considère comme deux esprits extraordinaires, deux grands philosophes et moralistes rigides, mais incline vers Malebranche « dont la morale est assurément un chef-d'oeuvre », et trouve qu'Arnauld est fort piqué, parce qu'il dit mille duretés à l'auteur de la Recherche de la vérité, qu'on pourrait lui faire des réponses très solides, remarque qu'on s'étonnera sans doute de voir Arnauld reprocher à Malebranche de favoriser les plaisirs, que si l'on ne se souvient pas du serment de bonne foi qu'Arnauld a prêté dans la préface de son dernier livre, on croira qu'il a fait des chicanes à son auteur afin de le rendre suspect du côté de la morale : il s'attire ainsi une querelle avec l'irascible auteur des Vraies et des Fausses Idées.

Il insère un mémoire de Poiret sur la vie et les sentiments d'Antoinette Bourignon, un mémoire de Jurieu sur le rapport des trois dimensions du corps avec les trois personnes de la nature divine, annonce le Traité du libre et du volontaire de Bernier, qui ne s'est pas contenté de conserver, par son Abrégé de Gassendi, ce que la philosophie de son maître contient de meilleur, mais qui y a joint quantité d'expériences faites depuis sa mort, qui surtout a réussi dans sa morale, pleine de bon sens et d'érudition; il avoue qu'il a lu avec beaucoup de plaisir le livre dans lequel le baron des Coutures justifie la morale injustement décriée d'Epicure, donne, d'après les Transactions philosophiques, une description avec figures de la nouvelle manière par laquelle Papin élève les eaux, calcule la vitesse de l'air, publie une lettre de Leuwenhoek sur la génération de l'homme, relate une observation singulière sur une fracture dans laquelle s'est formée une nouvelle articulation, la découverte d'un nouveau conduit salivaire, donne la description avec planches de la structure de la rétine dans l'oeil d'un poisson.

Il rend compte des éphémérides publiées par l'Académie des Curieux de la Nature, dont il explique la formation, traduit l'objection faite par Leibniz à Descartes sur la quantité de mouvement et publiée dans les Acta Eruditorum de Leipzig. Il parle de la réception de Boileau à l'Académie française, du discours de l'abbé de la Chambre à la réception de La Fontaine, du Dictionnaire de Furetière, d'ouvrages sur le quinquina contre lequel on avait soutenu des thèses en 1683 et 1684, sur le café, le thé et le chocolat; enfin d'un homme confiné aux Petites-Maisons, qui, ayant jeûné quarante jours et quarante nuits en buvant de l'eau et en fumant, a fort embarrassé les théologiens, obligés de sauver la gloire du miracle due aux jeûnes de Moïse, d'Elie et de Jésus.

En 1685, Bayle perdit son père et son frère, qui mourut dans la prison où on l'avait jeté pour se venger de l'auteur de la Critique générale de l'Histoire du Calvinisme. Il traduisit en français une lettre de M. Paets où il était question de la tolérance à l'égard de ceux qui ne suivent pas la religion dominante, fut très vivement affecté, en octobre 1685, de la révocation de l'édit de Nantes et des dragonnades, publia, en 1686, comme venant d'un missionnaire qui l'aurait apporté d'Angleterre, le livre intitulé : Ce que c'est que la France toute catholique sous le règne de Louis XIV. L'auteur, faisant parler un réfugié, accusait tous les catholiques français d'avoir eu part à la persécution, soutenait que la mauvaise foi et la violence sont le véritable caractère de l'Eglise romaine et faisait une peinture très vive des persécutions auxquelles les réformés avaient été en butte : 

« Les moines et les prêtres sont, dit-il, une gangrène qui ronge toujours et qui chasse du fond de l'âme toute sorte d'équité et d'honnêteté naturelle, pour y introduire à la place la mauvaise foi et la cruauté. Les triomphes des catholiques sont plutôt ceux du déisme que ceux de la vraie foi : ceux qui n'ont d'autre religion que celle de l'équité naturelle, ne peut s'empêcher de dire que Dieu est trop bon essentiellement pour être l'auteur d'une chose aussi pernicieuse que les religions, positives, qu'il n'a révélé à l'homme que le droit naturel, mais que des esprits ennemis de notre repos sont venus de nuit semer la zizanie dans le champ de la Religion naturelle par l'établissement de certains cultes particuliers, destinés à être une semence éternelle de guerres, de carnage et d'injustice. » 
En octobre, Bayle donnait, comme traduit de l'anglais et imprimé à Canterbury, un Commentaire philosophique sur le Compelle intrare, dans lequel il prouvait qu'il n'y a rien de plus abominable que de faire des conversions par la contrainte, réfutait les sophismes des convertisseurs et l'apologie que saint Augustin a faite des persécutions. Cet ouvrage n'était que le développement des doctrines esquissées dans la Critique générale de 1682, antérieure de trois ans à la première lettre de Locke sur la Tolérance. Bayle y soutenait que la lumière naturelle est la règle motrice et originale de toute interprétation de la Bible, surtout en matière de moeurs; puis il montrait que le Compelle intrare ne peut être interprété littéralement, parce qu'il est contraire à la raison et à l'Evangile, parce qu'il conduit à la suppression de toute morale divine et humaine, permet aux infidèles d'interdire l'entrée de leurs Etats aux missionnaires et met la religion chrétienne sur le même rang que l'islam dont le succès a été dû à la violence; parce qu'il a été inconnu aux Pères de l'Eglise des trois premiers siècles, qu'il justifie les persécutions des païens et expose les chrétiens à une continuelle oppression. Bayle ne réclame pas seulement la tolérance pour les réformés, il la veut générale; il faut tolérer les juifs, les sociniens, les musulmans et les païens, car la contrainte est toujours une mauvaise action et chacun, étant obligé de suivre les mouvements de sa conscience pour ne pas pécher, a le droit de se guider sur ce qui lui paraît vrai.

Jurieu composa un ouvrage dans lequel il s'efforça de détruire le dogme de l'indifférence des religions et de la tolérance universelle. Bayle répondit en montrant que les hérétiques avaient le même droit que les orthodoxes à user de contrainte à l'égard de leurs adversaires. Jurieu répliqua L'autorité des souverains, dit-il, vient des peuples, et on peut défendre sa religion par les armes. Il n'hésite même pas à faire appel à la force pour justifier le système prophétique par lequel il avait trouvé dans l'Apocalypse que la persécution des réformés en France cesserait dès 1689. La querelle s'envenima par la publication de l'Avis aux réfugiés, qui raillait la prédiction de Jurieu, critiquait les écrits satiriques et séditieux des réfugiés, par celle des Entretiens sur un projet de paix générale. Jurieu crut que le premier ouvrage était de Bayle et qu'il avait inspiré le second, le traita d'impie, de traître, de fourbe et d'ennemi de l'Etat, digne d'être détesté et puni corporellement. Bayle répondit vertement. Jurien le dénonça aux magistrats et au consistoire, lui reprocha d'avoir embrassé le catholicisme, ce qui était vrai, et d'avoir séjourné trois ans chez les jésuites, ce qui était faux, d'avoir introduit dans son livre des Comètes une foule de propositions dangereuses et impies. Les magistrats ôtèrent à Bayle sa charge de professeur et sa pension, révoquèrent la permission qui lui avait été accordée de donner des leçons particulières; ils obéissaient au roi Guillaume, qui croyait Bayle complice de ceux qui cherchaient à faire la paix avec la France.

Le Dictionnaire historique et critique.
Bayle se trouvait encore une fois sans situation. Il avait commencé son Dictionnaire critique et s'était proposé d'abord d'y indiquer toutes les erreurs de fait qui se trouvaient dans les autres dictionnaires, de suppléer à leurs omissions. Mais ce projet ne plut pas et il y renonça; il ne voulut toutefois parler ni des papes, des empereurs, des rois, des Pères, etc., qui se trouvaient dans Moréri, ni des personnes mentionnées dans la Bible, ni de l'histoire ecclésiastique, ni des hommes illustres de la Grande-Bretagne ou des Provinces-Unies, ni des moeurs, des religions, du gouvernement des différents peuples, des maisons royales ou de la généalogie des grands seigneurs, parce que ces différents sujets avaient été traités par d'autres auteurs. Aussi manque-t-il beaucoup de grands sujets et y a-t-il beaucoup de noms obscurs dans son livre. 

Le premier volume parut en août 1695 et le second en octobre 1697 quatre ans avaient été consacrés à la rédaction de l'ouvrage. A ceux qui trouvaient que c'était peu pour une telle besogne, Bayle disait qu'il ne perdait de temps ni aux divertissements, parties de plaisir, jeux, collations, voyages à la campagne, visites, ni aux soins domestiques, ni aux brigues et aux sollicitations. En mai 1698, il commença la seconde édition qui parut en janvier 1702, augmentée de près de la moitié et suivie d'éclaircissements dans lesquels il répondait aux critiques du consistoire de Rotterdam. 

Cet ouvrage est à coup sûr un des plus importants que nous ait transmis le XVIIe siècle. Bayle était un humaniste d'une très grande valeur, un érudit qui avait lu tout ce que les historiens et les commentateurs avaient publié, un philosophe qui avait examiné tous les systèmes, un controversiste qui avait étudié tout ce qu'avaient écrit les protestants et les catholiques, les Pères de l'Eglise et les hérétiques de tous les temps; il avait, en outre, un sens critique qu'on ne trouve guère chez les hommes de cette époque et un besoin d'exactitude qui en font aujourd'hui encore un historien dont la méthode est bonne à étudier; enfin et surtout il avait à coeur de faire accepter la doctrine de la tolérance. On pourrait donc montrer en lui l'érudit, l'humaniste, l'historien, le controversiste, le philosophe, l'apôtre de la tolérance, et Bayle n'aurait qu'à gagner à cet examen.
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Maison natale de Pierre Bayle.
Maison natale de Pierre Bayle,
à Carla-Bayle (Ariège).
Photo : © Serge Jodra (2023).

L'auteur du Dictionnaire donne de curieux articles sur les grands humanistes et érudits du XVe, du XVIe et du XVIIe siècle, Budé, Erasme, Dolet, Daurat, Juste Lipse, Pétau, Rapin, Ménage, indique avec soin les premières éditions et les premières traductions des anciens ouvrages; il veut qu'on conserve l'ancienne orthographe dans les impressions ou réimpressions de vieux écrits et renoue, autant qu'il est en son pouvoir, la tradition qui, par le XVe et le XVIe siècle, rattache les lettres et la philosophie françaises aux Latins et aux Grecs, en corrigeant ce qu'avait d'excessif la théorie cartésienne d'après laquelle il ne faut même pas considérer s'il y a eu des hommes avant nous. Il veut que l'historien soit désintéressé, reconnaisse les bonnes qualités des hérétiques, ne soit ni prude ni satirique, qu'il ne supprime aucun fait, qu'il distingue les faits assurés de ceux qui ne sont que probables, qu'il ne donne pour assurés que les faits rapportés par des auteurs dignes de foi, ne mette pas sur le même rang les témoins qui ont vu et ceux qui ont ouï dire un fait, qu'il choisisse exactement ses paroles et ne laisse rien à deviner, qu'il représente les gens tels qu'ils ont été et fasse justice à ses plus grands ennemis. 

Bayle corrige avec soin les fautes de Moréri, de Mézeray, de de Thou, de Tacite, de Tite-Live, regrette qu'on ait perdu l'ouvrage de Démétrios Magnès sur les auteurs et les villes de même nom, le recueil des décrets du peuple d'Athènes qui nous permettrait de résoudre tant de difficultés; enfin, dans la première partie de tous ses articles, il pratique la méthode qu'il recommande, avec tant de soin et de scrupule qu'il n'y aurait en général rien à changer au point de vue historique à tous ceux sur lesquels on n'a pas découvert de documents nouveaux. En procédant de cette manière, Bayle préparait le succès de la seconde partie des articles, le succès du commentaire qui y était joint et qui tenait une place considérable dans ses préoccupations.
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Dictionnaire historique et critique de Bayle.
Le Dictionnaire historique et critique de Bayle.

Bayle veut la tolérance pour les hérétiques, pour les infidèles, pour les païens, pour les athées. Il trouve que les guerres de religion sont horribles, que les persécuteurs sont les mêmes chez les païens et les chrétiens, qu'ils changent en sornettes les plus belles maximes de la morale, qu'ils sont de mauvaise foi et injustes. Pour justifier leur intolérance, tous les fanatiques soutiennent que seuls ils possèdent la vérité et que seuls ils sont par suite capables de moralité : il y a bien peu d'articles dans le Dictionnaire historique et critique qui ne servent à réfuter l'un; ou l'autre, souvent même l'une et l'autre de ces deux allégations. 

Bayle montre que, parmi les catholiques eux-mêmes, il est difficile de savoir en quoi consiste l'orthodoxie : Grégoire le Grand a douté de la résurrection, Arnobe est moins orthodoxe sur la matière que les stoïciens, des magistrats illustres et bons catholiques ont été traités d'hérétiques dans la Bibliothèque des Pères jésuites; le jésuite Raynaud, un des plus fameux et des plus savants du XVIIe siècle, eut plusieurs de ses ouvrages flétris par l'inquisition; le P. Pétau a rendu, sans y penser, beaucoup de services aux sociniens et a été désapprouvé par ses confrères à cause de la manière dont il avait traité la doctrine augustinienne de la grâce. 

Les moeurs et la morale des catholiques ne sont pas plus concluantes. Saint Paul a prétendu que le mari peut disposer du corps de sa femme en faveur d'un autre homme; les Pères de l'Eglise ont ignoré qu'il n'est pas permis de sauver, par un crime, sa vie ou celle de ses semblables; des papes et des cardinaux ont montré une corruption étrange; le droit canon a énervé le droit civil pour favoriser les abus du mariage; les moines ont été au XVIe siècle ignorants et voluptueux et des assassins sont sortis de l'école des jésuites, la plus savante des sociétés régulières. 

Si l'on examine les sectes et les hérésies, on arrivera aux mêmes conclusions : les jansénistes passent pour les plus capables dans la doctrine des moeurs; les ministres des réformés français ont été souvent de fort honnêtes gens, qu'on a calomniés sans preuves; Luther a été regardé comme un héros par de grands génies appartenant à la religion romaine, Mélanchthon a été l'un des hommes les plus sages de son siècle; Priscillien a été laborieux, sobre et sans avarice. Veut-on faire appel à la raison et lui demander de décider entre les divers partis? Saint Augustin, Calvin, Jansénius et les thomistes ont au fond le même sentiment sur la grâce et il n'y a pas de méthode pour lever les difficultés qui se rencontrent en cette matière; les manichéens, devenus si puissants en Arménie sous le nom de Pauliciens, expliquent, avec une hypothèse tout à fait absurde et contradictoire, cent fois mieux ce qui se passe dans l'univers que les orthodoxes avec un principe infiniment bon et tout puissant; toutes les sectes s'accusent réciproquement de faire Dieu auteur du péché et la question de l'origine du
mal est un impénétrable mystère; il n'y a pas d'hypothèse sur la prédestination qui lève toutes les difficultés; d'une façon générale, les réponses des théologiens ne peuvent être aussi claires que les objections des philosophes contre les mystères et les explications qu'on en donne servent beaucoup plus à les embrouiller qu'à les éclaircir: il est de l'essence des vérités et des mystères de l'Evangile, que les sectes ont traité à peu près comme les jurisconsultes traitent le Code Justinien, d'être au-dessus de la raison et de ne pouvoir s'accorder avec elle.

La tolérance n'est pas due seulement aux différentes sectes chrétiennes; il faut l'accorder aux musulmans, qui  s'imaginent si bien être en possession de la vérité qu'ils ne conçoivent pas qu'un homme puisse mourir chrétien, qui justifient d'ailleurs leur manière de voir en alléguant que leur religion a eu un développement rapide et est plus répandue que le christianisme, qui enfin célèbrent comme les papistes l'Assomption des Vierges, honorent un Chéderles comme leur saint George et ont été assimilés autrefois aux papistes et aux païens dans les prières des réformés. Il faut de même tolérer les juifs, dont Bodin trouvait la religion préférable au christianisme; les païens dont l'Eglise romaine reproduit les procédés en multipliant les miracles qu'elle discrédite par cela même, comme ils les avaient autrefois discrédités, qui n'étaient pas plus méprisés autrefois par les réformés que les papistes et les Turcs, qui enfin ont bien connu et pratiqué la vertu. Il faut tolérer les philosophes, même ceux qui n'ont admis aucune des croyances qu'on retrouve dans les religions positives.

En justifiant celte dernière proposition, Bayle trouve une foule de raisons nouvelles pour condamner l'intolérance. Anaxagore, surnommé athée, inspirait une religion raisonnable; Arcésilas faisait du bien et ne voulait pas qu'on le sût; les brahmanes ont eu une morale qui se rapproche beaucoup de celle des quiétistes; Giordano Bruno a peut-être fourni certaines idées à Descartes; Carnéade, dont Foucher compare les discussions avec les stoïciens à celles des augustiniens, des jésuites et des remontrants sur la prédestination, nous a laissé une maxime morale fort chrétienne; Césalpin a abandonné les péripatéticiens, a cru que les hommes s'étaient formés par voie de génération spontanée et a été considéré, par un auteur moderne, comme un des plus grands génies qu'on ait jamais vus; Chrysippe, qui n'a jamais amoindri la force des arguments de ses adversaires, peut être comparé à Malebranche; Démocrite, le prédécesseur d'Epicure, de Pyrrhon, de Descartes et de Malebranche, n'est rien moins qu'orthodoxe sur la nature divine; Diogène le Cynique a donné de fort bons préceptes de morale; Diogène d'Apollonie a quelque conformité avec Descartes sur la génération du monde; Diagoras, l'un des plus francs et des plus déterminés athées, a donné de très justes lois aux législateurs des Mantinéens; Dicéarque combattit l'immortalité de l'âme, fut estimé de Cicéron et avait pour maxime qu'on doit agir de manière à être aimé de tout le monde, mais qu'il ne faut se lier étroitement qu'avec les honnêtes gens; Epicure a été célèbre par son honnêteté et sa débonnaireté; beaucoup de ses sectateurs, en particulier Atticus, ont été fort réglés dans leurs moeurs; Périclès, un des plus grands hommes de l'ancienne Grèce, a été soupçonné d'athéisme; les pyrrhoniens avaient une théorie favorable à la vertu; Pythagore a soutenu la métempsycose, à laquelle ont cru quelques Juifs; Pomponace, qui s'attira des affaires avec les moines et fut soupçonné d'impiété à cause de son livre sur l'immortalité de l'âme, fut un grand esprit et un des plus excellents philosophes de son siècle; Desbarreaux, le libertin célèbre, fut un homme d'honneur et un honnête homme, officieux, charitable, bon ami, généreux et libéral; Spinoza (que Bayle considère comme un athée) était un homme d'un bon commerce, affable, honnête, officieux, fort réglé dans ses moeurs, se rapprochant par ses doctrines d'Aristote, des Stoïciens, d'Origène, de David de Dinant, d'Abélard; Zabarella a été accusé de ne pas croire à l'immortalité de l'âme, mais il a vécu exemplairement. 

Sans doute, la théologie ne peut subsister sans la philosophie, puisque les théologiens font appel à la raison pour interpréter l'Evangile, et la philosophie, si on la laisse faire, détruira les erreurs et deviendra le remède de l'impiété et de la superstition; mais il ne faut pas croire qu'elle nous donne une certitude absolue, qu'elle résolve toutes les questions que se pose l'esprit humain, avec une évidence telle qu'aucun esprit ne puisse se refuser à l'apercevoir. C'est ce qu'ont nié d'ailleurs les sceptiques et les acataleptiques : Arcésilas, qui serait si terrible pour les théologiens s'il revenait au monde; Carnéade, qui trouva l'incertitude dans les notions les plus évidentes; Pyrrhon, qui peut obliger l'homme à se soumettre à l'autorité de la foi, mais qui peut aussi lui fournir des armes terribles contre la religion chrétienne; Sextus Empiricus, dont la logique est le plus grand effort de subtilité que l'esprit humain ait pu faire; Sanchez, Montaigne, Charron, La Mothe le Vayer, Huet, Gassendi; les cartésiens, qui ont établi que la chaleur, l'odeur, les couleurs, ne sont pas dans objets et se sont faits de ce côté les auxiliaires du pyrrhonisme; l'abbé Foucher, qui a appliqué cette théorie cartésienne à l'étendue et au mouvement, et Locke, qui a insisté sur les limites de nos connaissances.

Examinez ce qu'ont dit sur les bêtes Péreira et Rorarius, Aristote, Descartes et Leibniz, vous verrez que leurs actions sont peut-être un des plus profonds abîmes sur quoi notre raison puisse s'exercer. Demandez-vous ce qu'est la matière et vous ne pourrez comprendre ni qu'elle soit éternelle et différente de Dieu, comme l'ont cru les Anciens, ni qu'elle ait été créée de rien, comme le soutiennent les Modernes. Vous ne pourrez pas plus expliquer le mouvement, et vous serez obligé de reconnaître que les secrets de la nature sont impénétrables.

La formation de la pensée est une matière très difficile; Locke, Perrot d'Ablancourt et bien d'autres ont soutenu que la religion, non la raison, nous fait connaître l'immortalité de l'âme. Enfin, aucune démonstration ne peut établir l'existence de Dieu et Pascal a été mieux inspiré que les autres philosophes en nous la présentant comme une chose à espérer, non comme une chose démontrée; aucune réponse ne saurait être donnée par la philosophie aux objections des manichéens, et la question de l'origine du mal, comme celles de la Providence et du libre arbitre auxquelles elle est liée, reste insoluble pour les philosophes. La philosophie et la raison nous font, il est vrai, découvrir que l'âme est distincte de toutes les modifications du corps qui nous sont connues, qu'il est plus avantageux de croire à l'existence de Dieu que de la nier, qu'il ne faut point faire de crime dans l'intention de servir Dieu, qu'obéir aux lois de Dieu est le meilleur des cultes, que la lumière naturelle et la morale de Jésus se concilient facilement; en nous montrant que nous ne savons rien, elles nous rendent indulgents pour les autres et tolérants pour les opinions différentes des nôtres. Le pyrrhonisme d'ailleurs n'est dangereux, ni par rapport à la physique, car il n'empêche pas de recueillir des expériences, de faire des hypothèses probables, et il a pour partisans convaincus presque tous les bons physiciens du siècle; ni par rapport à la vie civile, puisqu'il commande de se conformer à la coutume et de pratiquer les devoirs de la morale.

La tolérance pour, tous, fondée sur l'impossibilité où se trouvent les théologiens et les philosophes de nous donner une certitude absolue ; la raison servant à mettre dans tout son jour la valeur des arguments présentés par les sectes religieuses ou philosophiques jusque-là les plus mal jugées, à donner quelques indications sur l'existence de Dieu et sur celle de l'âme; la physique, limitée à l'expérience et aux hypothèses probables; la morale fondée sur la lumière naturelle et ramenée à la pratique; la morale et la physique séparées de la philosophie et de la théologie : voilà les doctrines qui ressortent, selon nous, de la lecture de cet ouvrage et qui constituent la philosophie définitive de Bayle.
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Objections de Bayle à l'optimisme

« I. Comme l'Être infiniment parfait trouve en lui-même une gloire et une béatitude qui ne peuvent jamais ni diminuer ni croître, sa bonté seule l'a déterminé à créer cet univers; l'ambition d'être loué, aucun motif d'intérêt de conserver ou d'augmenter sa béatitude et sa gloire, n'y ont eu part.

II. La bonté de l'Être infiniment parfait est infinie, et ne serait pas infinie si l'on pouvait concevoir une bonté plus grande que la sienne. Ce caractère d'infinité convient à toutes ses autres perfections, à l'amour de la vertu, à la haine du vice, etc.; elles doivent être les plus grandes que l'on puisse concevoir.

III. Une bonté infinie ayant dirigé le Créateur dans la production du monde, tous les caractères de science, d'habileté, de puissance et de grandeur qui éclatent dans son ouvrage, sont destinés au bonheur des créatures intelligentes. Il n'a voulu faire connaître ses perfections qu'afin que cette espèce de créatures trouvassent leur félicité dans la connaissance, dans l'admiration et dans l'amour du souverain Être.

IV. Les bienfaits qu'il communique aux créatures qui sont capables de félicité ne tendent qu'à leur bonheur. Il ne permet donc pas qu'ils servent à les rendre malheureuses; et si le mauvais usage qu'elles en feraient était capable de les perdre, il leur donnerait des moyens sûrs d'en faire toujours un bon usage; car sans cela ce ne seraient pas de véritables bienfaits, et sa bonté serait plus petite que celle que nous pouvons concevoir dans un autre bienfaiteur (je veux dire dans une cause qui joindrait à ses présents l'adresse sûre de s'en bien servir). 
[...] 

V. Un être malfaisant est très capable de combler de dons magnifiques ses ennemis lorsqu'il sait qu'ils en feront un usage qui les perdra. Il ne peut donc pas convenir à l'être infiniment bon de donner aux créatures un franc arbitre dont il saurait très certainement qu'elles feraient un usage qui les rendrait malheureuses. Donc, s'il leur donne le franc arbitre, il y joint l'art de s'en servir toujours à propos, et ne permet point qu'elles négligent la pratique de cet art en nulle rencontre; et s'il n'y avait point de moyen sûr de fixer le bon usage de ce franc arbitre, il leur ôterait plutôt cette faculté que de souffrir qu'elle fût la cause de leur malheur. Cela est d'autant plus manifeste que le franc arbitre est une grâce qu'il leur a donnée de son propre choix et sans qu'ils la demandassent; de sorte qu'il serait plus responsable du malheur qu'elle leur apporterait que s'il ne l'avait accordée qu'à l'importunité de leurs prières.

VI. C'est un moyen aussi sûr d'ôter la vie à un homme de lui donner un cordon de soie dont on sait certainement qu'il se servira librement pour s'étrangler, que de le poignarder par quelque tiers. On ne veut pas moins sa mort quand on se sert de la première manière que quand on emploie l'une des deux autres : il semble même qu'on la veut avec un dessein plus malin, puisqu'on tend à lui laisser toute la peine et toute la faute de sa perte.

VII. Un véritable bienfaiteur donne promptement, et n'attend pas à donner que ceux qu'il aime aient souffert de longues misères par la privation de ce qu'il pouvait leur communiquer d'abord très facilement et sans se faire aucune incommodité. Si la limitation de ses forces ne lui permet pas de faire du bien sans faire sentir de la douleur ou quelque autre incommodité, il passe par là; mais ce n'est qu'à regret, et il n'emploie jamais cette manière de se rendre utile, lorsqu'il peut l'être sans mêler aucune sorte de mal à ses faveurs. Si le profit qu'on pourrait tirer des maux qu'il ferait souffrir pouvait naître aussi aisément l'un bien tout pur que de ces maux-là, il prendrait la voie droite du bien tout pur, et non pas la voie oblique qui conduirait du mal au bien. S'il comble de richesses et d'honneurs, ce n'est pas afin que ceux qui en ont joui, venant à les perdre, soient affligés d'autant plus sensiblement qu'ils étaient accoutumés au plaisir, et que par là ils deviennent plus malheureux que les personnes qui ont été toujours privées de ces avantages. Un être malin comblerait de biens à ce prix-là les gens pour qui il aurait le plus de haine... »
 

(Bayle, Dictionnaire historique et critique, article Rorarius.).

Autres écrits.
Nous ne ferons que mentionner les Additions aux Pensées diverses (1694), les Réflexions sur un Imprimé qui a pour titre Jugement du public (1697), une Lettre au sujet des procédures du consistoire de Rotterdam, une nouvelle édition des Pensées sur les Comètes, la Réponse aux questions d'un Provincial (1703, 1705 et 1706), ouvrage analogue aux Diverses Leçons du XVIe siècle; la Continuation des Pensées diverses (1704), qui lui attira une discussion avec Le Clerc, les Entretiens de Maxime et de Thémiste (1706); un Cours de philosophie, en latin, publié après sa mort; enfin des Lettres très intéressantes, qui nous ont permis de préciser le but poursuivi par Bayle dans son grand ouvrage et de croire qu'il fallait tenir peu de compte de la doctrine assez indécise, d'ailleurs, qu'il a exposée dans le Cours.

La mort de Bayle. 
Le 22 novembre 1706, Bayle écrivait qu'il était tourmenté depuis un an environ d'une toux et d'une fluxion de poitrine, que la pulmonie, maladie héréditaire dont étaient mortes plusieurs personnes de sa famille, était un mal dont il avait toujours été menacé, dont il avait senti de petites atteintes en divers temps, dont il avait même senti le progrès sans demander les secours de la médecine. Le séjour de la Hollande avait contribué aux progrès du mal : Bayle souffrait du froid et était pris de migraine dans les chambres chauffées par les poêles; les vins soufrés, la bière lui plaisaient fort peu, l'humidité de l'hiver l'obligeait à des précautions continuelles; il avait désiré vainement revoir, ne fût-ce que quelques mois, ses amis de France et respirer l'air natal. Le 28 décembre, Bayle mourait à peu près comme Spinoza, sans qu'aucun de ses amis fût présent et après avoir travaillé toute la journée précédente. Il avait cinquante-neuf ans.

Bayle aimait la retraite; il était sérieux sans être chagrin ou bizarre, indifférent à tout ce que les autres nomment des plaisirs, peu sensible à la bonne chère, à laquelle il avait même été contraint de renoncer par tempérament, à cause des migraines et des maux de tête qui l'obligeaient à des jeûnes de 30 et 40 heures Il aimait une conversation gaie et se trouvait, dans certains cas, disposé à rire autant que qui que ce fût. Il était d'un désintéressement absolu, ne cherchait que la tranquillité d'esprit et le contentement intérieur; il était fidèle, constant en amitié et donnait aux pauvres son superflu. Ses moeurs, dit son biographe, furent toujours si pures et si réglées que ses ennemis les plus violents n'ont jamais élevé contre lui une accusation à ce sujet.

La postérité de son oeuvre.
L'influence de Bayle a été considérable. Son Dictionnaire a surtout obtenu un grand succès : en 1715, l'empressement des lecteurs à le demander était tel qu'à la Bibliothèque Mazarine, il fallait arriver longtemps avant l'ouverture des portes, jouer des coudes et lutter de vitesse pour obtenir le précieux volume; on faisait queue pour le lire. On agiota sur l'édition de 1720: Bayle, dit Sainte-Beuve, était alors une excellente valeur commerciale. C'est pour répondre à Bayle que Leibniz a composé ses Essais de Théodicée. C'est en s'inspirant de ses ouvrages que Voltaire écrivit Candide; c'est dans son dictionnaire qu'il puisa les armes avec lesquelles il combattit le catholicisme et soutint, avec moins d'élévation et de modération, la cause de la tolérance. Voltaire d'ailleurs eut pleine conscience de cette influence : le nom de Bayle revient sans cesse dans ses ouvrages et dans sa correspondance, il le nomme 

« l'immortel Bayle, le premier des dialecticiens et des philosophes sceptiques, l'honneur de la nature humaine, l'auteur du premier Dictionnaire de raisonnement où l'on puisse apprendre à penser ». 
Il s'indigne contre d'Alembert qui parle mal de Bayle, son vrai prédécesseur, et d'Alembert supprime la phrase des Eléments de philosophie que Voltaire avait critiquée. Diderot le trouve quelquefois insipide, mais le copie fort souvent; il n'exécute d'ailleurs, en traitant de tous les arts, qu'un voeu exprimé par Bayle. Rousseau le lit avec passion et l'admire autant que Voltaire. D'Argens, La Mettrie, Helvétius, d'Holbach s'inspirent de lui et le citent fréquemment. Bayle a ranimé la tradition sceptique du XVIe siècle; il a mis à profit pour l'enrichir la dialectique des scolastiques et les travaux de Descartes, il s'est aidé de la tendance positive des sciences physiques pour demander la séparation de la morale d'avec la métaphysique et la théologie, pour réclamer, avant Locke et d'une manière plus complète, la tolérance que le XVIIIe siècle a réussi à conquérir. Peut-être même Locke, qui connut Bayle en Hollande, lui doit-il en partie ses idées sur ce sujet; à coup sûr, il n'a pas ajouté d'arguments nouveaux à ceux de Bayle; cependant on le considère, même en France, comme le premier apôtre de la tolérance:
« Les Anglais, disait Voltaire après La Bruyère, se sont enrichis plus d'une fois à nos dépens! » 
(F. Picavet).
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