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La divination
L'oniromancie
La croyance à la valeur divinatoire des songes est une des superstitions essentielles de l'humanité. Tous les peuples l'ont; elle conserve encore de nos jours dans les pays de civilisation européenne un grand ascendant. L'impuissance de la volonté en face des images bizarres et incohérentes produites par le rêve semble un sûr garant d'une origine extérieure de ces images qui sont en contradiction avec la réalité. L'explication la plus plausible était de rattacher les rêves à ce monde surnaturel auquel on demande la réponse à toutes les questions insolubles ; ce sont d'ailleurs les rêves qui ont fourni au surnaturel et à la religion leur premier apport et leurs conceptions fondamentales. Lorsque la religion s'étant développée on reprit le problème, la solution adoptée fut presque partout la même : les songes que la divinité envoie à l'humain révèlent à celui-ci les intentions divines; ce sont des communications faites en langage symbolique dont il s'agit de préciser le sens. L'oniromancie donne les règles. Elle comprend deux parties : l'oniroscopie ou observation des rêves, l'onirocritique ou interprétation de ces rêves.

Sur la nature des songes, les idées de Hellènes ont varié. Homère les regarde comme des fantômes aériens à qui Zeus donne toutes sortes d'apparences; ils habitent au delà de l'Océan à la porte des Champs Elysées où on va les chercher; ou bien ils sont fabriqués de toutes pièces chaque fois qu'un dieu en a besoin. Il arrive encore qu'un dieu apparaisse directement en songe à un mortel qu'il veut conseiller telle Athéna à Nausicaa et à Télémaque; de même l'ombre d'un mort, celle de Patrocle à Achille. Plus tard, lorsque le sculpteur Onatas fit sa statue de Déméter pour la cité de Phigalie, la déesse lui apparut en songe et lui donna son modèle; Héraclès eut la même complaisance envers Parrhasius. Hésiode donna la généalogie des songes qui sont fils de la Nuit. On les rattache en général à Gê, la déesse de la terre, les sombres divinités chtoniennes étant opposées aux célestes Olympiens. L'oniromancie est placée sous le patronage de Gê, et l'on signale l'hostilité d'Apollon contre cette méthode. Les pythagoriens font des songes les messagers de la Lune. Quoi qu'il en soit, ils sont des instruments aux mains de tous les dieux et particulièrement du plus grand, de Zeus. Leur direction est confiée à Hermès. Ce sont des demi-dieux comme Pan, Héraclès, Asclépios, Ino, sous l'invocation desquels sont institués des oracles oniromantiques.

Les progrès de l'observation scientifique firent bientôt voir aux Hellènes combien les songes sont dépendants de la physiologie, subordonnés dans leur apparition et leur forme à la condition du corps. Ceci pouvait faire éliminer entièrement le surnaturel; on n'alla pas jusqu'à cette conséquence extrême, mais on prit un moyen terme : on admit que les impressions venant du corps pouvaient altérer ou défigurer les songes; on accorda la préférence aux songes du matin; on tint pour suspects ceux qui suivaient des repas trop copieux; les pythagoriciens, qui accordaient une grande valeur aux rêves, disaient que la fève en donnait de faux. Il fut recommandé de ne pas se coucher sur le dos ni sur le côté droit, parce qu'on comprimait le foie qui était le miroir des songes vrais. On tint compte de l'influence des saisons; le printemps fut la bonne, et l'automne la mauvaise; Démocrite l'expliqua en disant que les images sont déformées en automne par les perturbations atmosphériques. Lorsqu'on eut constaté tant de causes d'amélioration ou de détérioration des songes, on en vint, tout naturellement à recommander des recettes pour se prourer des songes favorables; on se mettait une branche de laurier près de la tête; on employait des amulettes, des prières avec formules spéciales; la magie multiplia les recettes, phrases et dessins mystiques. On fit tant qu'à l'observation des songes on substitue une véritable expérimentation en se les procurant à volonté. On en vient à l'incubation. Le consultant se prépare au songe, il pose au dieu une question précise; il peut même indiquer d'avance les signes par lesquels celui-ci répondra. Pour se donner toutes garanties, on pratique l'incubation dans le temple même du dieu; on a ainsi un véritable oracle oniromantique. Les Mésopotamiens et les Egyptiens en possédaient qui accroissaient la vogue du culte. Les Grecs le leur empruntèrent et les oracles héroïques ont fait grand usage de l'oniromancie. Celle-ci touche à la nécromancie, car au lieu d'un songe ou d'un dieu on peut évoquer l'ombre d'un mort.

Dans quelques cas d'incubation on pose une question si bien définie que la réponse donnée par le songe est claire et s'interprète d'elle-même. Mais ce sont là des exceptions. Le plus souvent le songe ne fournit que des signes qu'il s'agit de traduire: c'est un travail très difficile, et la divination ne s'est pas posé de problème plus obscur, bien qu'elle en ait abordé de bien plus formidables (dans la divination sidérale). Le songe peut reproduire tous les signes auxquels s'appliquent les autres méthodes divinatoires. Il peut montrer des oiseaux fatidiques, ou toute autre espèce d'animaux, des symptômes ou des coïncidences de bon ou de mauvais augure, des entrailles de victimes, des sorts cléromantiques, des ombres qui parlent et dont on peut prendre les paroles au sens propre ou figuratif; ajoutez que les prodiges rares dans la réalité sont continuels dans le rêve. L'onirocritique exige donc une grande subtilité d'esprit. Tout d'abord il faut distinguer le songe mythique du songe symbolique. Dans le premier, le dieu ou son messager exprime clairement son désir en langage ordinaire; il n'y a donc pas lieu à un effort d'interprétation; tels sont les deux songes de l'Iliade. Seul le songe symbolique prête au travail de l'onirocritique. Il va de soi que c'est de beaucoup le plus fréquent. Il apparaît déjà dans l'Odyssée, et dès l'Iliade il est fait mention des devins oniropoles, c.-à-d. interprètes des songes, les deux fils d'Eurydamas. Homère ne considère pas tous les songes comme véridiques; le dieu peut vouloir tromper un mortel; l'allégorie employée par le vieil aède est célèbre : 

« Les songes s'échappent par deux portes, l'une de corne, l'autre d'ivoire. Ceux qui voltigent au travers des lames délicates de l'ivoire sont trompeurs et ne font entendre que de vains discours; ceux qui sortent par la corne polie annoncent la vérité. »
La postérité ne s'en tint pas à cette théorie naïve; elle eut la prétention de faire le départ entre les songes et de leur appliquer une méthode de critique.

L'onirocritique se constitua par le seul effort de ses adeptes; ils durent probablement beaucoup à l'Egypte et à l'Asie; ils restèrent. en dehors de la divination officielle; les philosophes qui tenaient grand compte des songes et respectaient fort l'oniromancie n'entrèrent pas dans le détail. Les véritables exégètes furent les devins populaires; ils fonctionnent à leurs risques et périls, tolérés, mais non protégés par les corps religieux. Au-dessus de la foule des charlatans de carrefour, s'élèvent par des succès retentissants quelques hommes qui formulent les règles de l'onirocritique, rédigent des manuels, dressent des tableaux dont se serviront les autres; ils arrêtent les classifications. Deux des plus renommés furent Antiphon qui vivait à Athènes à la fin du Ve siècle et Hiérophile, médecin contemporain de Ptolémée Soter. Celui-ci fit trois catégories; les songes envoyés par les dieux; ceux qui naissent dans l'âme même et auxquels Aristote même accorde encore une valeur prophétique; les songes mixtes qu'une préoccupation de l'âme appelle du dehors, par exemple les rêves érotiques. Artémidore de Daldia s'est inspiré de cette classification dans son grand ouvrage d'onirocritique. Cet ouvrage est parvenu jusqu'à nous. Il est divisé en cinq livres et résume toutes les pratiques de l'Antiquité à la collection desquelles Artémidore a consacré de longues recherches et des voyages à travers l'Asie, la Grèce, l'Italie. La méthode n'est pas logique : fondée sur le rapport entre le signe et la chose signifiée, elle est purement empirique; les explications rationnelles que le devin doit fournir doivent être imaginées après coup; ce n'est pas la logique, c'est l'expérience traditionnelle qui doit donner la solution : 

« Nous savons qu'il y a une raison aux choses parce qu'elles se passent partout de la même manière; mais les motifs pour lesquels elle se passent ainsi, nous ne pouvons les découvrir. Aussi croyons-nous que l'événement doit être trouvé par l'expérience et les raisons tirées de notre propre fonds, selon notre capacité. »
Le premier travail est de séparer le rêve ordinaire (enupnion) qui n'a pas de sens symbolique de celui (oneiros) qui en a une. Hippocrate a fourni les éléments de cette distinction, et nul ne conteste plus qu'un grand nombre de rêves ne s'expliquent très simplement sans recourir au surnaturel. On voit que depuis Homère on a fait un progrès. Artémidore n'accepte pas la différence indiquée par de grands onirocritiques (Artémon de Milet, Phebus d'Antioche) entre le rêve et l'hallucination (phantasma), dont le cauchemar (ephialtês) était un cas. Ajoutez que, s'il est d'avis de séparer le rêve divinatoire de l'autre, il est fort embarrassé lorsqu'il s'agit de donner une règle qui permette de les discerner. La nature même de la difficulté fait prévoir qu'elle est insoluble. Artémidore est d'accord avec les maîtres de l'onirocritique pour réprouver les pratiques magiques; il n'admet pas non plus l'incubation; tous ces procédés pour provoquer le songe ou violenter la volonté divine compliquent l'interprétation. A peine est-il permis de demander un songe aux dieux par une prière et une promesse de sacrifice. On a donc deux catégories de songes, les songes spontanés et inattendus (theokemptoi) et les songes demandés (aitêtikoi). Il est admis que, même dans les premiers, la divinité ne donne que la pensée prophétique; les symboles sont fournis par l'âme du dormeur. A un autre point de vue les songes se divisent en deux groupes : les songes théorématiques (theôrêmtika) et les songes allégoriques (allêgorika); les premiers représentent l'action présagée; les seconds en donnent des symboles allégoriques qu'il faut interpréter. Les songes théorématiques sont tantôt des représentations visibles (orama), tantôt des prophéties parlées (chrêmatismos), ces dernières étant plus souvent allégoriques. Les songes allégoriques se réalisent beaucoup plus tard que les précédents pour lesquels l'effet suit de près l'annonce envoyée parles dieux.

Les songes allégoriques qui sont la matière de l'onirocritique ont été classés en cinq catégories :
1° ceux qui ont pour objet la personne qui rêve, qui lui sont particuliers (idia); on y rattache ceux qui intéressent sa famille; dans les songes personnels, l'action ne sort pas de la personne du dormeur; dans les autres, elle se passe autour de lui et le sens varie selon le membre qui y est mis en jeu; la tête se rapporte au père, le pied à l'esclave, la main droite à la mère, au fils, à l'ami, au frère; la main gauche à l'épouse, à la mère, à la maîtresse, à la fille; à la soeur; les organes génitaaux aux parents, à la femme, aux enfants, etc.;

2° les songes concernant un étranger (allotria); 

3° les songes concernant une personne quelconque (koina); si le dormeur y joue un rôle, c'est lui que concerne l'effet du songe; cet effet est direct si les figurants sont des amis; il est inverse si ce sont des ennemis.

4° les songes qui concernent un objet de la cité (dêmosia); 

5° ceux qui concernent la nature en général (kosmika). Ceux-ci sont suspects en principe chez tout autre qu'un homme public, et il vaut mieux ne pas s'en vanter. 

Abordons maintenant la traduction du songe. On en constate la qualité; ici les devins ont multiplié les classifications; on en a compté jus qu'à deux cent cinquante que l'on peut ramener à six : nature, loi, coutume, profession, nom et temps; ces considérations permettent de déclarer si un songe est heureux ou malheureux selon qu'il est en accord ou en désaccord avec elles; mais il y faut beaucoup de perspicacité pour tenir compte des coutumes locales, des habitudes individuelles : rêver qu'on a la tête rasée est fâcheux, excepté pour les histrions et les prêtres d'Isis qui se la rasent en effet; très souvent un rêve de mort est le symbole de l'affranchissement pour un esclave. En somme, un songe heureux ou malheureux peut annoncer un effet direct ou inverse; un songe complexe peut réunir à la fois toutes ces conditions. 

On constate également la quantité du songe; un signe très simple peut emporter une signification très compliquée et des effets multiples; un homme rêve qu'il perd son nom : il perdit son fils, sa fortune, fut condamne par toutes les juridictions, banni de sa patrie et se suicida, de telle sorte que son nom ne fut plus prononcé même dans les banquets funèbres. Au contraire, un homme eut un long rêve deroulant une série d'aventures extraordinaires : en fait il se cassa seulement la jambe. L'intensité et la variété des images ne sont donc pas un critérium de la valeur du songe. Il ne faut pas oublier de distinguer le songe simple, apportant une révélation unique à laquelle concourent tous les détails, du songe composé (synthetos) qui renferme plusieurs prédictions, lesquelles doivent être interprétées séparément. 

Lorsqu'on avait bien analysé et défini le songe, restait à fixer la date de sa réalisation. Ce n'était pas commode; on avait quelques recettes. Lorsque le songe représente des figures d'animaux, on peut préciser en remarquant que 

« les animaux produisent leur effet au bout d'autant de temps qu'il leur en faut pour naître, c.-à-d. qu'ils en passent dans le ventre de leur mère [...]. A ceux qui te demanderont dans combien de temps les songes se réalisent, tu répondras que tous les objets qui dans la réalité ont une échéance fixe comme les jeux, les panégyries, les archontes, les stratèges et autres choses semblables, l'ont également quand on les voit en rêve; tandis que tout ce qui dans la réalité arrive au bout d'un temps variable ou indéfini a aussi une échéance illimitée. Les objets dont on ne se sert qu'un moment dans la journée ont leur effet au bout de quelques jours; ceux dont on use plus longtemps le font attendre plus longtemps. Les choses qu'on voit de loin comme tout ce qui est situé dans la ciel, arrivent plus lentement, en raison de la distance. » 
Il ne faut jamais oublier que le dormeur est la mesure de son rêve; le même rêve n'a pas le même sens chez des individus différents, ni même à des périodes différentes de la vie du même individu. Il faut aussi tenir grand compte de l'impression éprouvée pendant le rêve; elle peut annuler eu renforcer l'effet des images; un songe qui présage des malheurs n'en amènera que de faibles si l'âme n'en a pas été effrayée ou attristée pendant le sommeil; la réciproque est vraie.

Les règles que nous venons d'exposer ont un caractère général; mais nous avons déjà dit que l'oniromancie renferme toutes les autres branches de divination et surtout la tératoscopie, l'interprétation des prodiges, la matière banale de nos rêves. L'ornithomancie tout entière se retrouve dans les interprétations de songes où figurent des oiseaux; de même l'extispicine; plus souvent encore la divination par les rencontres fortuites (apantêseis) ou symboles (symboloi), laquelle ne diffère pas, que les inci dents soient réels ou rêvés. 

Ainsi « rêver d'une belette indique une femme rusée et méchante ou an procès parce que oikê et galê font en chiffres le même compte; et aussi la mort, parce que ce que la belette prend elle le corrompt; puis des bénéfices et utilités, parce que certains l'appellent kerdô (gain). On peut apprécier ces différences en l'observant, selon qu'elle s'approche ou qu'elle s'éloigne, qu'elle fait ou subit quelque chose d'agréable ou de désagréable. » 
La divination par les songes fait encore grand usage de la clédonomancie; un exemple mémorable est le songe d'Alexandre devant Tyr; il rêve qu'un satyre danse sur son bouclier. Aristandre, de Telmesse, lui traduit : satyre signifie que Tyr est tienne (Sa Tyros). L'aigle (aetos) signifie l'année présente (a'etos), le pois (pisos) est le seul légume favorable, son nom se rapprochant de pistis (confiance). 

L'onirocritique se sert de la divination météorologique avec cet avantage que le météore réel étant vu par une foule d'humains, il est difficile d'en trouver la signification tandis que le météore rêvé vise la personne du dormeur. Il va de soi qu'il y eut une astrologie oniromantique; toutefois les deux classes de devins, toutes deux très puissantes au voisinage de l'ère chrétienne, se jalousaient. Il y avait danger que l'onirocritique ne fût entièrement subordonnée; les astrologues prétendaient qu'une bonne partie dés prédictions tirées des influences astrales s'appliquaient non à la vie réelle, mais aux songes; cette réalisation atténuée de leurs prédictions en assurait l'infaillibilité et effrayait moins. A un autre égard les astrologues voulaient classer les songes et les étudier d'après l'heure exacte, ce qui eût amené à les faire complètement dépendre des astres. L'onirocritique employa beaucoup l'arithmomancie; en particulier la méthode des équivalents (isopsêpha) qui traduit un mot par un autre dont les lettres forment la même valeur numérique. Nous l'avons vu pour la belette; hernie veut dire perte (kêlê = phêmia). On ne fit pas un moindre usage de l'anagramme, bien qu'on en reconnût les chances d'erreur.  (GE).

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Dictionnaire Religions, mythes, symboles
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