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On
appelle mystères certains cultes dont les pratiques, les
cérémonies,
les enseignements ou théologiques ou moraux, au lieu d'être
accessibles à tous sans conditions, sont réservés
à ceux-là seulement qui au préalable ont accepté
de passer par les formalités de l'initiation. En principe, il n'y
a pas de religion plus ouverte, plus hospitalière que le polythéisme
gréco-romain ( Religion
grecque, religion romaine); on y
distingue néanmoins, à l'époque même où
l'esprit de prosélytisme lui est aussi étranger que l'hostilité
envers les cultes étrangers, une tendance à créer,
au sein des croyances communes, des sortes de refuges limités, pour
la satisfaction de besoins spéciaux et extraordinaires. De là
sont venues les diverses variétés des mystères ( L.
Ménard : Les Mystères
ans la Grèce antique).
Le premier de ces
besoins est celui de la purification après des fautes qui troublent
la conscience, et celui de l'expiation : nous en trouvons déjà
des manifestations éclatantes dans les poèmes homériques.
Vient ensuite celui de se rassurer contre l'idée de la mort par
la croyance à une existence ultérieure
et la pratique des moyens capables d'embellir cette existence, d'en conjurer
tout au moins les effets terrifiants : c'est l'objet du culte des divinités
chthoniennes ou souterraines qui président au monde
infernal; il y en a également des traces chez Homère,
particulièrement dans l'Odyssée .
Ces préoccupations sont communes à tous les humains en général:
d'autres sont spéciales à certaines professions seulement,
soit qu'elles exposent à des dangers exceptionnels comme la navigation,
soit qu'elles aient, à un degré éminent, une valeur
civilisatrice et morale comme l'agriculture. Les centres principaux des
cultes issus de ces préoccupations sont Eleusis,
au voisinage d'Athènes, où
se sont développés les mystères de Déméter,
et l'île de Samothrace
où, sous la forme de mystères, s'est affirmée la religion
des Cabires. Il faut y joindre, sur le sol même
de l'Attique ,
celle de Dionysos, inséparable de la
culture de la vigne ,
celle-ci, ayant mis dans la vie humaine un élément de joie
exubérante, pénétra du même coup les manifestations
de la piété d'un élément d'enthousiasme et
d'extase.
L'action de toutes
ces idées, de tous ces sentiments combinés entre eux et diversifiés
suivant les milieux et les circonstances, explique la naissance des mystères
en Grèce
et leur diffusion à travers tous les pays tributaires de la civilisation
hellénique. Quand, à partir du VIIIe
siècle avant notre ère, s'éveilla l'esprit philosophique,
c'est encore la forme du mystère qui permit d'une part d'accommoder
les croyances communes aux exigences de la raison
pour la sécurité des intelligences cultivées, et d'autre
part d'animer la religion populaire elle-même d'un souffle de morale
et de métaphysique. C'est le phénomène
que dans l'histoire des religions on appelle l'orphisme
( Poèmes orphiques ),
les propagateurs de cette variété de mystères se référant
à Orphée, le poète légendaire
de la Thrace, comme ayant fondé les enseignements et les pratiques
qui la constituent. Ces mystères orphiques, établis sur la
base du culte de Dionysos dans l'Attique et
mis en relation avec celui de Déméter
à Eleusis, furent introduits à
Athènes par Onomacrite, au temps des
Pisistratides; sans avoir jamais été l'objet d'une reconnaissance
officielle, ils se sont maintenus jusqu'à la fin du paganisme, donnant
naissance à une théologie spéciale
où la philosophie de Pythagore
( Pythagorisme),
de Platon ( Platonisme)
et des néoplatoniciens met son empreinte
et dont l'esprit s'est communiqué au christianisme
naissant.
On peut y distinguer
trois éléments essentiels : d'abord, celui-là même
qu'exprime le mot Mystère, des pratiques tenues sinon secrètes,
du moins réservées aux privilégiés et des enseignements
au sens profond et obscur; ensuite une excitation des facultés humaines
qui allait jusqu'à l'enthousiasme et à l'extase; enfin des
cérémonies spéciales (teletai, initia)
dont le but est d'élever un humain quelconque à la dignité
morale et religieuse, caractère propre des initiés; de lui
communiquer, avec une science spéciale de sa nature et de ses destinées,
des moyens surnaturels de paix et de félicité pour cette
vie et après la mort. En thèse générale,
il n'y a rien dans les mystères qui ne se rencontre également
dans les cultes ordinaires du polythéisme : seulement les cérémonies
connues et les pratiques habituelles y prennent un caractère de
solennité systématique; les croyances y revêtent une
signification philosophique, et l'appareil extérieur s'empare des
imaginations par toutes les ressources de l'art, jusqu'à dégénérer
souvent en pur charlatanisme.
L'initiation, qui
est au point de départ et l'essence même du mystère,
se fait par degrés. A Eleusis on distingue
entre les petits et les grands mystères; les premiers célébrés
au printemps ,
les seconds en automne ;
il faut avoir passé par les uns pour avoir le droit de participer
aux autres. On préludait aux premiers par une purification, accomplie
selon les rites ordinaires, c.-à-d. à l'aide de l'eau et
du feu; auparavant les prêtres nommés
Ceryces ( Céryx),
Hiérophantes,
Eumolpides ( Eumolpe),
selon les fonctions, adressaient aux fidèles rassemblés une
proclamation qui éloignait les indignes et les impurs. Alors commençaient
les prières et les purifications
spéciales, des bains mystiques analogues au baptême chrétien,
etc. Durant la fête, il était prescrit de s'abstenir de tout
ce qui est impur; aux Thesmophories on
pratiquait le jeûne et les plaisirs de l'amour
y étaient interdits.
L'influence de la
philosophie
pythagoricienne ne contribua pas peu à donner de l'importance
aux purifications, lustrations et mortifications
de toute sorte : il s'agissait pour l'humain, pénétré
du sentiment de son imperfection, de se rapprocher le plus possible de
la sainteté des dieux. Aux grands mystères
avait lieu l'initiation proprement dite; elle commençait par une
convocation solennelle de tous ceux qui étaient en droit d'y prétendre;
elle s'accomplissait par la révélation des symboles et des
mythes
réputés secrets. Chaque postulant y était présenté
par un initié complet qui devenait son mystagogue, sorte de parrain
qui tenait le milieu entre le prêtre et le simple fidèle :
à Eleusis, pour remplir cette fonction
il fallait être citoyen de l'Attique ( Eleusinies).
Les esclaves étaient d'ailleurs exclus, en principe, de l'initiation.
Le degré supérieur était le caractère sacerdotal
: au début, la dignité en était héréditaire
au sein des familles qui étaient censées avoir reçu
des dieux mêmes les traditions des mystères: tels les Ceryces
et les Eumolpides. Tous les fidèles initiés y participaient
dans une certaine mesure, après avoir été l'objet
d'une consécration. Celle-ci se faisait par la communication des
objets les plus intimes du culte, des amulettes
et aussi des formules qui préservaient du malheur, conjuraient les
dangers et assuraient après la mort une existence privilégiée
dans un lieu de délices. Sur ce point encore, le pythagorisme, ses
leçons sur la purification par la souffrance et les privations,
continuées même au delà de la vie, exercèrent
une action prédominante.
L'initiation comportait
à la fois des actions et des discours (drômena kai legomena);
le premier terme embrasse tout l'appareil du culte auquel à Athènes
et à Eleusis tous les procédés
capables de frapper les sens, la peinture ,
la statuaire ,
l'architecture, la musique ,
la décoration et le costume concouraient dans un ensemble véritablement
artistique. Une mention spéciale doit être laite de la représentation
des mythes par une sorte de figuration théâtrale;
c'était, avec un grand souci de la beauté en plus, ce que
devait être au Moyen âge
la mise en scène des mystères
de la foi et de la légende des saints
dans les églises et sur les parvis. Ces représentations s'éloignaient
de la tradition de l'anthropomorphisme homérique en ce sens que
les dieux, au lieu d'être conçus comme immortels et immuablement
heureux, passaient par des épreuves, souffraient et mouraient pour
entrer enfin dans la glorification : ainsi Dionysos,
avec les surnoms d'Iacchus et de Zagreus
dans les mystères dionysiaques, Adonis
dans ceux d'Aphrodite, Attis
dans ceux de Cybèle, Perséphone
dans ceux d'Eleusis. Les assistants entraient en communion avec les souffrances
des dieux; ces souffrances mêmes n'étaient que l'image des
misères de la vie, au bout desquelles l'initiation faisait luire,
dans le rayonnement des torches et l'atmosphère parfumée
d'encens ,
la perspective de la félicité surnaturelle.
Parmi ces actions
mystiques, il faut citer aussi les symboles, phallus représentant
la fécondité, breuvages donnant l'illusion du rajeunissement,
fleurs
répandues à profusion et ayant chacune leur langage, passages
subits des ténèbres à la lumière, déploiement
de costumes brillants et étranges, étalage d'emblèmes
qui prenaient une signification théologique ou morale, en un mot
tout ce qui dans les anciens cultes de l'Orient et depuis lors dans le
catholicisme,
héritier à la fois de l'Orient et de la Grèce ,
a été inventé par les prêtres pour l'exaltation
du sentiment religieux jusqu'au ravissement et à l'extase. Par la
difficulté même que le catholicisme a rencontrée pour
contenir cette exaltation dans les limites de la morale
et d'une certaine
raison, il est facile de comprendre
que les mystères du polythéisme, issus des mêmes besoins
et employant les mêmes moyens, aient abouti trop souvent à
couvrir du voile de la religion les pires excès de la luxure et
du fanatisme. C'est le cas, sinon des mystères
d'Eleusis et de Samothrace, qu'une antique
tradition défendait dans une certaine mesure contre les importations
corruptrices, du moins des mystères venus d'Asie, de ceux de Cybèle
originaires de la Phrygie, et transplantés à Rome durant
la seconde guerre punique, de ceux d'Hécate
anciennement pratiqués dans l'île d'Egine et plus tard confondus
avec les cultes dissolus de Cottyto et de Bendis, qui, sont encore en grande
faveur sous le règne de Dioclétien;
de ceux d'Adonis dont le poète Théocrite
nous a tracé un tableau si pittoresque; de ceux d'Isis
enfin et de Mithra qui recueillirent au déclin
du paganisme tous les éléments mystiques du polythéisme
et furent pour ainsi dire la seule religion du monde gréco-romain
dans la période qui précéda l'établissement
du christianisme.
C'est le cas enfin
de certains mystères privés, de ceux des orphéotèlestes
que nous voyons installés dans les carrefours d'Athènes,
au temps de Démosthène, et de
ceux qui fournirent à des charlatans de théurgie
et de magie, comme Alexandre d'Abonoteichos et Apollonius
de Tyane ,
les moyens de séduire les foules ignorantes et d'exploiter leur
crédulité. L'épisode des Bacchanales
raconté par Tite-Live (39; 8-18) nous
montre à quel point les cérémonies,
parties du principe le plus louable et objet des plus enthousiastes éloges,
de la part d'esprits éminents comme Pindare,
Eschyle,
Sophocle,
etc., sont capables, à la longue, de s'égarer et de dégénérer
même dans les sociétés les mieux trempées.
La répression du Sénat fut impitoyable; plus de 7000 personnes,
dont le plus grand nombre appartenant aux classes élevées
de la société, y furent impliquées; commencée
en 167 av. J.-C., elle durait encore six années plus tard, s'efforçant
d'étouffer dans le sang le débordement de la superstition
mystique. Rien n'y fit; avant le déclin de la république,
la religion des mystères offrait à Rome le meilleur refuge,
et aux agitateurs politiques et aux amateurs de plus en plus nombreux de
cultes sensuels, stimulants de la luxure et de la cruauté.
Il est Juste de dire
qu'en Grèce
jamais les mystères, quoiqu'ils fussent entachés des mêmes
vices, ne tombèrent aussi bas, même sous leur forme la moins
recommandable. On aurait tort toutefois de croire, comme l'ont soutenu
certains historiens, qu'ils y furent des écoles de philosophie religieuse
et morale, corrigeant et complétant, au profit de la civilisation,
le principe insuffisant de la mythologie
anthropomorphique. Sainte-Croix et Creuzer sont
les principaux représentants de ce système
: pour eux, des mystères d'Eleusis
et de Samothrace
seraient sorties les grandes leçons qui par Pythagore
et Platon ont renouvelé la science et fondé
une religion sur les bases de la philosophie-rationaliste.
Aux temples de Déméter et des
Cabires,
les prêtres auraient enseigné les premiers, mettant les symboles
au service d'une théorie abstraite, ce
que nous savons aujourd'hui de plus sûr sur l'humain et le monde.
Lobeck, dans son
génial ouvrage sur les causes de la théologie
mystique, n'a pas seulement prouvé que cette théorie ne repose
sur aucun témoignage sérieux, mais que, prise dans son ensemble,
la religion des mystères est une dégradation et non un perfectionnement,
encore moins une idéalisation de l'anthropomorphisme. Voss avant
lui en avait fait une invention des prêtres, s'ingéniant à
conquérir en Grèce
l'autorité et l'influence que leur caste exerçait chez les
peuples orientaux. Lobeck plus justement a distingué entre les mystères;
il a montré que l'esprit athénien en a donné à
ceux d'Eleusis sa propre dignité et
que les grands esprits qui les ont vantés, parfois avec enthousiasme,
ont, avec la liberté inhérente au sentiment religieux de
leur milieu et de leur temps, mis dans les enseignements sortis du temple
de Déméter leurs conceptions personnelles
sur la sainteté des dieux et sur la subordination de l'humain. La
métaphysique que l'on croit voir
dans les mystères y est venue par les philosophes de profession,
et les philosophes seuls l'y retrouvaient; quant aux prêtres chargés
du culte, ils n'avaient pas à la prêcher; et même à
supposer qu'ils l'eussent professée pour leur compte, ils ne la
communiquaient qu'accidentellement aux fidèles. A ce point de vue,
le résultat le plus clair de l'orphisme
et de la religion d'Eleusis fut de propager, et encore dans des limites
restreintes, la croyance à la vie future, la nécessité
pour l'humain de la purification et de l'expiation. D'autre part, on peut
dire que, par l'usage des symboles dans le culte et de l'allégorie
dans l'interprétation des mythes, les mystères
ouvrirent la voie au système d'Evhémère
qui explique les dieux par l'apothéose des grands personnages de
la préhistoire et à la théogonie stoïcienne
qui les réduit à n'être que des abstractions
personnifiées; par là les mystères furent les premières
écoles, mais inconscientes et imprécises, du monothéisme.
(J.-A.
Hild).
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En
bibliothèque - Ouwaroff, Essai
sur les Mystères d'Eleusis, 3e
édit., Paris, 1816; Sainte-Croix, Recherches historiques et critiques
sur les Mystères du Paganisme, Paris, 9817, 2 vol. in-8°;
Lobeck, Aglaophamus, Koenigsberg, 1829, 2 volumes in-8°. |
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