| Les Romains donnaient le nom d'Indigètes aux héros divinisés et honorés comme protecteurs d'une ville ou d'un pays : tels étaient Faunus, Énée, Romulus, etc. L'explication étymologique des mots Indigètes on Indigites n'est pas facile. Cependant si les Anciens se sont trompés sur ce point comme sur bien d'autres, ils nous donnent du moins par leurs étymologies, quelque risquées qu'elles soient, l'idée, le sens qu'on attachait à ces dieux. Nigidius Figulus, un étymologiste de la même force que Varron, dérivait ce mot de non egere : tous les dieux, d'après Nigidius, auraient été des Indigètes, « quasi nullius rei egentes »; explication réfutée par ce seul fait que le mot d'Indigètes n'a jamais eu cette valeur générale qu'on lui veut attribuer. D'autres expliquaient Indigètes en disant : « Proprie sunt dii ex hominihus facti, quasi in diis agentes », et cette explication, quoiqu'elle ne se laisse pas défendre, est non seulement celle qui a trouvé le plus d'écho, mais aussi celle qui semble le mieux rendre compte de l'essence de la chose; seulement ces divi ne sont pas des hommes faits dieux, ce sont les Génies protecteurs d'un pays, d'une nation, qui, dans les légendes antiques, figurent en qualité d'hommes. D'autres grammairiens faisaient venir Indigètes de indigeto, synonyme de precor et d'invoco, et compliquaient encore la difficulté en rapprochant de ce mot celui d'indigitamenta. Il semble que le mot indigitamenta est de la famille de index, indicare; ainsi on adorait, sous Auguste, un Sol Indiges, qu'il faut évidemment rapprocher d'un Hercule Index des Athéniens. Le nom des Indigètes, au contraire, il faut le dériver de indu et geno, d'autant plus que la forme indigentes a été employée aussi. Ainsi, les Indigètes étaient des Génies, des héros indigènes, des esprits protecteurs tout locaux. Il est inutile de citer ici les exemples qui viendraient confirmer ces explications; contentons-nous de renvoyer à Tite-Live (VIII,9) , à Diodore (XXXVII, 4) et aux poètes Virgile (Géorgiques, I, 498) et Ovide (Métamorphoses, XV, 861), etc. Le seul culte en l'honneur d'un Indiges sur lequel nous ayons quelques données, c'est celui qu'on célébrait sur les bords du Numicius, au sanctuaire des Pénates de Lavinium. C'était Pater Indiges, ou Deus Indiges, ou Jupiter Indiges qui en était l'objet; plus tard, on identifia ce dieu avec le Troyen Énée, et on l'invoqua souvent sous le nom d'Aeneas Indiges. La légende traditionnelle racontait qu'Énée, dans un combat contre Turnus ou Mézence, avait disparu tout à coup dans les eaux du fleuve Numicius, et qu'alors son fils ou les Latins lui avaient érigé ce sanctuaire. Ils y avaient gravé, s'il faut en croire Denys d'Halicarnasse, l'inscription suivante : « Divi Patris Indigetis, qui Numicii amnis undas temperat. » Il n'est pas invraisemblable que cet Indiges, le fondateur des Pénates latins et de Lavinium, était primitivement le dieu du fleuve Numicius, qu'on se figura sans doute comme le roi de cette vallée, absolument comme le Pater Tiberinus était regardé comme un vieux roi de Rome. Ce ne fut que plus tard que le nom du Troyen Énée fut substitué à celui du Pater Indiges, et que la légende troyenne vint se greffer, comme une branche exotique, sur la vieille souche latine. Un trait caractéristique de ces dieux Indigètes, et qui est commun à tous les rois, à tous les héros de l'antiquité romaine, c'est que leur vie est tout humaine, et qu'ils disparaissent d'une manière mystérieuse, à la façon d'esprits surnaturels; ce n'est pas la mort des héros d'Homère. L'expression consacrée pour rendre cette fin singulière, est : non comparuit ou nusquam apparuit, qui équivaut à notre : « on ne le revit plus ». C'est ainsi que se terminent partout les légendes dont Énée est le sujet. Le roi Latinus , sans doute aussi un Indiges et proche parent d'Énée, disparaît aussi de la même manière, dans Festus. Et Romulus, et le roi d'Albe, Aventinus, le même qui donna son nom à la colline de Rome, et Acca Larentia, la déesse de la culture en Italie, qu'on représente tantôt comme la femme du berger Faustulus et la mère nourricière de Romulus, tantôt comme l'amante de l'Hercule romain; et Saturne, le vieux roi de Rome : tous ces personnages s'éclipsent et disparaissent de la même façon. La poésie généalogique, qui d'ordinaire joue un rôle si grand dans les antiques traditions des peuples et des États, et qui en Grèce s'épanouit avec la plus luxuriante richesse jusqu'à l'époque de Platon et d'Alcibiade, et accompagne la royauté spartiate jusqu'à ses derniers rejetons, n'a jamais pris de développement à Rome et dans l'Italie. Romulus est bien le fils d'un dieu, mais il meurt lui-même sans enfants; Numa est consacré par les aruspices, il reçoit les révélations de la nymphe Égérie; Servius Tullius est le fils d'un Lare domestique et le favori de Fortuna. Les Fabiens faisaient remonter leur famille à Hercule; d'autres familles se prétendaient descendues de Génies ou de Démons nationaux, mais ces genres de légendes ont avorté ; les généalogies grecques les ont bientôt étouffées. Si Romulus et Rémus, leur naissance, leur beauté, leurs dispositions prodigieuses ont été l'objet de chants et de légendes (et d'après un passage de Denys d'Halicarnasse, l'ancien annaliste Fabius Pictor aurait cité quelque production de ce genre), c'était sans doute quelque hymne analogue au chant des Saliens, d'une simplicité primitive et qui tenait bien plus de la liturgie que de l'épopée. Il en est de même de ces chants si souvent mentionnés qu'entonnaient dans leurs banquets les vieux Romains en l'honneur de leurs ancêtres. Le caractère en était bien plutôt éthique qu'épique; on y célébrait les vertus civiles et guerrières des membres d'une ancienne famille, bien plutôt que les merveilles de son origine et l'éclat de ses héros. Il y a cependant dans les légendes qui courent sur l'origine du vieux Scipion un exemple curieux de la croyance des Romains à la naissance surnaturelle de leurs grands hommes. Mais l'époque arrive bientôt où l'esprit grec, appuyé d'ailleurs sur l'orgueil et, les calculs politiques des grandes familles, s'empare de cette branche des traditions romaines. C'est cet esprit que respirent les légendes sur l'origine de Jules César, légendes qui, par une série d'anneaux souvent difficiles à souder, et parfois hétérogènes, faisaient descendre César et Auguste de Vénus et d'Énée, par l'intermédiaire des rois d'Albe, de Mars et de Romulus; il en est de même de toutes les légendes des familles prétendues troyennes, auxquelles Varron aconsacré tout un livre. Les Grecs, fort nombreux à Rome, qui y vivaient en qualité d'esclaves, de maîtres, de parasites, de rhéteurs et de grammairiens, eurent de bonne heure la satisfaction de pouvoir flatter, sous cette nouvelle forme, les Romains de grandes familles; mais les Romains; tout en voyant de bon oeil la pompe mythologique de ces généalogies de parade, se montraient pourtant d'une indifférence et d'une ironie sceptique à l'égard de ces inventions. On sait le mot d'Octave à Antoine, qui faisait sonner sa naissance et se prétendait descendant d'Hercule : « César vous aurait certainement adopté, si un descendant d'Énée avait pu se permettre de recueillir un Héraclide dans sa famille. » Et après l'extinction de la famille de Jules, sous le règne des Flavius, on ne se gêna pas pour reléguer parmi les fables l'histoire si souvent chantée de Troie et du Troyen Énée. (L. Preller). | |